Réseau-Cétacés

Vidéo – Pêcher avec les dauphins…

Au Brésil, une étonnante collaboration dans laquelle tout le monde est gagnant – sauf le poisson.

Ils sont présents sur les bords de la route qui mène à Laguna. Des filets de nylon sont accrochés à des piliers de bois et des branches d’eucalyptus, alourdis par des plombs de pêche. La matière synthétique dans laquelle ils ont été fabriqués a beau être moderne, le principe n’en reste pas moins ancien: des filets tissés à la main ont été découverts à l’intérieur de tombes égyptiennes et ils sont également présents dans le Nouveau Testament. Ces filets ont probablement été amenés dans cette zone du sud-est du Brésil par des immigrants venus des Açores autour du XVIesiècle. Laguna est en fait deux villes en une : la vieille ville coloniale se déploie autour de la lagune du même nom. Elle se démarque par ses bâtiments aux couleurs vives et ses maisons aux carreaux de faïence azulejo bleus et blancs. De l’autre côté, vers l’océan, se trouve la nouvelle ville, dépourvue de charme, et caractérisée par ses pics d’acier et de verre qui rappellent la coquille dure d’un oursin. Au sud, une petite étendue de terre s’avance vers l’océan Atlantique. Sur ce cap, on trouve une petite plage, qu’on appelle Tesoura. C’est à cet endroit que s’est construite petit à petit une relation extraordinaire entre les pêcheurs et l’animal que ceux-ci ont longtemps considéré comme un concurrent. C’est en voyant le panneau que j’ai compris que je me trouvais au bon endroit : Observação de Botos (Observatoire des dauphins).

Quand je suis arrivé, tôt ce matin-là, des hommes affluaient à bicyclettes, leurs filets de nylon enroulés dans des caisses rouges ou vertes. Ils avaient la peau très bronzée ; certains portaient des shorts, d’autres des combinaisons de pêche. J’ai aperçu Ivan Ferraz de Bem, tout saucissonné dans sa combinaison de plongée qui mettait en évidence son amour de la bière. Il a sorti du coffre de son buggy un filet de pêche. Un drapeau pirate accroché à son pare-chocs volait dans le vent frais.

L’homme avait récemment pris sa retraite en quittant son travail dans l’administration à Brasilia, et il semblait apprécier les heures qu’il passait sur la côte (ainsi que celles qu’il passait dans le bar d’à côté quand il était encore moins pressé).

Tandis que nos regards se perdaient dans les eaux vertes et troublées qui pénétraient la lagune, une nageoire dorsale a fendu la surface, suivie de près par une deuxième, plus petite. Une mère dauphin et son petit ont nagé vers les terres, sans s’éloigner l’un de l’autre une seule seconde, avant de retourner vers l’océan. Il se peut qu’ils n’aient pas trouvé de poisson, ou qu’ils n’étaient là que pour évaluer la situation.

Ce sont des dauphins sauvages : ils ne sont ni dressés, ni domestiqués. Ce sont eux qui décident. Un pêcheur m’a raconté que quand les dauphins ne sont pas dans le coin, ça ne vaut pas la peine d’essayer de pêcher. Certains ont essayé, en lançant leur filet par en dessous au hasard, mais tout ce qu’ils ont jamais réussi à attraper, c’était quelques petits poissons.

Escubi et Filipe

Une autre nageoire dorsale est apparue à une centaine de mètres de la côte. «Escubi», s’est écrié un homme, en reconnaissant les petites éraflures blanches à l’extrémité de la nageoire. Instantanément, les hommes ont interrompu toute discussion pour se précipiter dans l’eau. Enfoncés jusqu’aux cuisses, presque immobiles, les six hommes se tenaient alignés, sur le qui-vive, comme s’ils attendaient les ordres d’Escubi.

Les pêcheurs ont donné des noms à la plupart des dauphins qui leur apportent leur aide. «Escubi» est un dérivé de Scooby Doo. «Filipe» est une adaptation brésilienne de Flipper. Les dauphins aussi se donnent des noms entre eux : un sifflement caractéristique qu’ils utilisent pour se reconnaître quand ils se croisent en mer.

Un autre coup a brisé la surface. Escubi a levé la nageoire dorsale, pour indiquer qu’il allait dans la direction opposée. Un homme a violemment frappé la surface de l’eau avec son filet, pour indiquer sa position. En retour, Escubi lui a fait signe en frappant l’eau avec sa nageoire caudale, avant de foncer tout droit vers la côte.

Les dauphins nagent plus vite et accélèrent plus rapidement que des torpilles. Le pêcheur le plus proche, qui portait un imperméable vert olive et une casquette noire sur la tête, s’est donc empressé de lancer son filet en voyant Escubi approcher. Le filet s’est étendu comme une toile d’araignée, a atterri sur la surface de l’eau, et s’est refermé à l’instant où le dauphin virait à gauche. En tirant sur la ligne, le pêcheur a découvert dans un gros tainha, la variété locale de mulet, en train de se débattre dans les mailles de son filet. Escubi est ensuite retourné vers l’océan. Les hommes ont vidé leur poisson. L’un deux a lancé un anchois à un héron squelettique dont les plumes blanches étaient gracieusement soulevées par le vent.

À travers le monde, de nombreux pêcheurs voient les dauphins et autres mammifères marins comme des concurrents ou des voleurs, qu’ils n’hésitent pas à abattre quand ceux-ci s’approchent trop près. Peu après mon départ de Laguna, un grand dauphin a été retrouvé mort en Louisiane, abattu d’une balle tirée juste à l’arrière de son évent. Ce meurtre était alors le sixième de l’année dans la région.

Un dauphin avait été poignardé à la tête avec un tournevis en Alabama. Un autre avait eu la nageoire caudale coupée, mais avait survécu. De nombreux dauphins d’Hawaï ont des cicatrices de balle sur la nageoire dorsale, et des familles entières de cétacés sont maintenant trop craintifs pour approcher les gens, en allant jusqu’à éviter les bateaux des scientifiques. Ils ont vraisemblablement appris à avoir peur des hommes qui pourraient être armés.

Ici, à Laguna, les choses se passent autrement. La pêche coopérative est vieille de plus de 120ans (on y fait référence dans une lettre datant du XIXesiècle), mais personne ne sait comment elle a commencé. Est-ce que quelques dauphins curieux ont approché un petit groupe de pêcheurs un jour, en montrant leur nageoire dorsale ou en faisant claquer leur nageoire caudale en forme de lune contre la surface de l’eau, découvrant ainsi une nouvelle manière d’attraper le très rapide tainha par la ruse?

Pêche coopérative

Puisque les dauphins sont considérés comme des chapardeurs de poisson dans la plupart des endroits où ils côtoient les pêcheurs, on peut se demander si les hommes n’auraient pas d’abord essayé de se débarrasser d’eux. Alors comment les dauphins ont-ils convaincu les hommes qu’ils pouvaient se montrer utiles ? Qui les a dressés, et quand ? Un archéologue tente aujourd’hui de démontrer, en examinant des dépôts humains de coquillages et d’os, que cette relation entre hommes et dauphins pourraient avoir existé bien avant que les Açoréens n’arrivent.

Quel est l’intérêt de cette relation pour les dauphins? Personne ne le sait. Paulo Simões-Lopes, professeur à l’université fédérale de Santa Catarina, a étudié cette population de cétacés depuis plus de vingt ans. Il défend l’hypothèse que la pêche coopérative isole le poisson et le prive de ses repères. Quand les pêcheurs lancent leurs filets, le banc de poisson panique, et les dauphins profitent de ce chaos pour chasser. Ils attrapent des poissons plus gros et plus rapides qu’ils auraient eu du mal à capturer par une simple poursuite.

La plupart des dauphins de la région sont sédentaires. Certains d’entre eux sont nomades, et parcourent la côte du nord au sud. Ce sont eux qui ont permis à la tradition de la pêche coopérative de s’étendre à une communauté qui se trouve à peu près 250km au sud. 21 dauphins sur les 55 sédentaires qui ont été identifiés dans la région travaillent avec les pêcheurs. Les autres ne participent pas à la pêche. Environ 200 pêcheurs attendent ainsi le signal des «botos bons», ou «bons» dauphins. Les dauphins qui restent dans leur coin sont appelés les «botos ruins», ou «mauvais» dauphins.

La pêche n’est pas l’activité principale de la plupart des pêcheurs. Ils ne passent que quelques heures sur la plage avant de retourner travailler. Ils ne peuvent pas vivre de la pêche.

La plupart d’entre eux ont la peau très bronzée, et apprécient le temps qu’ils passent sur la côte. «Aujourd’hui, tout est informatisé, s’est plaint l’un d’eux,je hais les ordinateurs.»

Ferraz de Bem dit qu’il aime les ordinateurs, (nous sommes amis sur Facebook) mais ne comprend pas qu’on puisse perdre son temps sur Internet toute la journée. Certains restent sur la plage des journées entières, à pêcher et à bavarder : des retraités, qui, comme lui, ont beaucoup de temps libre.

Le succès d’une pêche dépend des marées, mais surtout des dauphins et de leur sonar actif : leur capacité à utiliser les ondes acoustiques pour se repérer et chasser. L’eau est trop trouble pour qu’on voie quoique ce soit sous la surface.

Paulo Simões-Lopes a montré avec des statistiques ce que les pêcheurs savaient déjà : quand ils pêchent en équipe avec les dauphins, ils ont plus de chance d’attraper du poisson (avec une fréquence plus élevée de lancers par heure), et le nombre de prises est plus important. De plus, les poissons qu’ils ramènent sur la plage(la plupart du temps, des mulets en hiver, et des anchois en été) sont plus gros.

Au XXesiècle, les hommes ont dressé des milliers de dauphins. Ils leur ont appris à «marcher» à reculons dans des aquariums pour imiter Flipper, à être brossés et caressés dans les parcs aquatiques, et à détecter des explosifs sous-marins pour l’armée. Pendant la Guerre Froide, on a longtemps cru que les dauphins étaient même capables d’attacher des ogives de missiles aux sous-marins ennemis, même si aujourd’hui il est plus probable que le grand intérêt que le chef de la Navy américaine portait aux dauphins avaient plus à voir avec ce qu’il pouvait apprendre de leur extraordinaire puissance de propulsion.

Le meilleur ami du nageur

La Navy a même diffusé un film de propagande pour vanter les mérites de son « extraordinaire traducteur humain-dauphin », selon D. Graham Burnett, historien des sciences à Princeton. «Ils ont même essayé, et même si ça a l’air ridicule, je n’aurais pas su l’inventer, de leur parler directement en Hawaïen, sous prétexte que cette langue semblait être la plus proche de celle des dauphins.»(C’était alors dans les années 1960, et certains ont vu ça comme une première étape vers la communication avec les extraterrestres.) La Navy devrait interrompre son programme de dressage des mammifères marins en 2017, quand les dauphins détecteurs de mines seront remplacés par des drones sous-marins.
Source : slate.fr (01.03.13) 

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