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Le cachalot, animal social et solidaire

Les scientifiques enchaînent les découvertes à propos de ce cétacé longtemps redouté (merci « Moby Dick  »…) et fantasmé. Mais derrière le mythe se cache un être doué de sensibilité, de capacités d’analyse rares et de culture. Rencontre avec ce géant des océans.

Septembre 2013. L’homme-grenouille François Sarano s’immerge dans les eaux calmes de l’océan Indien. Pour la première fois, il va à la rencontre d’un clan de cachalots. C’est l’inconnu. Dans l’immensité, un premier individu, qui croise à 150 mètres de lui, le remarque. Surprise. L’animal dévie sa route et, d’un coup de caudale, se propulse dans sa direction. Le plongeur, minuscule, se fige, retient son souffle, à la merci du géant. 20 mètres, 10 mètres, 5 mètres… Et le contact. L’animal contrôle sa vitesse, et pousse délicatement l’humain de son énorme tête. « Il demandait simplement une caresse », témoigne, encore abasourdi, François Sarano.

Depuis longtemps, les chercheurs observent les cétacés depuis la surface des océans. Y compris les cachalots qui furent étudiés vivants, pour la première fois, au milieu des années 1980 par un précurseur, le biologiste anglo-saxon Hal Whitehead. Les cachalots, intensément chassés durant plus de deux siècles (l’espèce est protégée depuis 1985), ne se laissaient guère approcher.
Cette observation à distance était, jusque-là, une méthodologie scrupuleusement suivie par la communauté scientifique. Et dont l’océanographe français François Sarano a décidé de s’affranchir.

Un être sociable

Au large de l’île Maurice, depuis cinq ans, l’ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau à bord de la Calypso plonge avec ces mastodontes (jusqu’à 25 mètres de long et une cinquantaine de tonnes, pour les mâles adultes).

« Je revendique ce côtoiement. On ne peut pas faire l’économie de la rencontre si l’on veut tenter de comprendre la vie sauvage. Autrement, on la fantasme », dit-il.

Cette immersion en territoire sous-marin, crainte par certains, décriée par d’autres, ne fut pas vaine. La rencontre inaugurale a tenu toutes ses promesses.

« Dès cette première plongée, j’ai compris que les cachalots étaient différents. L’animal (baptisé depuis Eliot) a souhaité la rencontre, il a fait le premier pas, comme pour m’apprivoiser ».

Le cachalot est sociable, donc. Mais pas seulement.

Avril 2016. Une naturaliste et son équipe observent, depuis un bateau, le même clan de cachalots. L’un d’eux, agité, s’approche. Il nage sur le flanc… la gueule béante. C’est Eliot. Tête hors de l’eau, il vient frôler la coque. Son comportement est suspect. À bord, les scientifiques sont circonspects. Mais l’animal insiste, il poursuit son manège. Les plongeurs se mettent finalement à l’eau. L’énorme cétacé s’approche d’eux, ouvre de nouveau la gueule. Les plongeurs reculent, l’animal recommence. Le ballet dure dix minutes. Eliot persiste.

Jusqu’à ce qu’une plongeuse aperçoive, dans la bouche du cétacé, l’objet de son étrange manœuvre : un hameçon lui meurtrit la mâchoire. L’équipe de plongeurs tente le coup. L’un d’eux pose une main prudente sur la mandibule (mâchoire inférieure) du cachalot. Eliot ouvre grand sa gueule, spontanément. Une autre empoigne l’hameçon. Il est solidement accroché. Il faut tirer, abîmer la chair pour l’arracher. Eliot ne bronche pas. L’hameçon finit par céder. Les plongeurs peuvent souffler.

Mais déjà le cachalot revient, revigoré, il les frôle, en porte un sur sa tête pour le maintenir hors de l’eau, s’égaie autour du bateau. Les humains sont médusés.

« Nous sommes face à un animal sauvage qui, confronté à un problème nouveau, (l’hameçon) pour lequel il ne trouve pas de solution dans son monde (l’océan), fouille ses expériences passées et sa mémoire, identifie une autre espèce rencontrée précédemment, et s’en va lui demander de l’aide », décrit Sarano. « En outre, en gardant son calme et la gueule ouverte pendant l’opération, il supporte une douleur immédiate pour un hypothétique mieux-être futur. Soit un contrôle de ses propres réactions tout à fait étonnant ».

Le cachalot et son cerveau de 8 kg (le plus gros du règne animal) est donc doué de capacités d’analyse et d’abstraction. Et l’hameçon n’est pas arrivé là par hasard.

« La manière dont les cachalots manipulent les palangres (grandes lignes de pêche statiques et truffées d’hameçons) pour déshameçonner les poissons laisse à penser qu’ils sont capables d’utiliser des outils », explique ainsi Luke Rendell, chercheur au département de biologie de l’université St Andrews, en Écosse.

Entre langue officielle et dialectes régionaux de cétacés

Île Maurice, toujours. Eliot, encore lui, et Sarano. Ces deux-là se connaissent désormais. Un jour de mai 2015, ils partagent une plongée. Le cachalot, décidément le plus curieux du clan, lance soudain une série de « clics », ces sons qui, réunis en « codas », lui servent à communiquer avec ses congénères. Pourtant, aucun autre cachalot ne croise à l’horizon. Pas de doute : ces clics sont pour le plongeur. L’animal interpelle l’humain dans sa langue.

« L’important ici n’est pas tant le message, que l’on ne comprend pas, mais le fait qu’un animal sauvage ait tenté de communiquer spontanément avec une autre espèce, en l’occurrence l’homme », souligne l’océanographe.

La communication des cachalots est d’ailleurs le sujet qui agite le petit monde de la cétologie. Les dernières recherches montrent qu’elle est même constitutive d’une propriété dont les humains aiment pourtant revendiquer l’exclusivité : la culture.

Le biologiste canadien Shane Gero, spécialiste mondial du comportement des cétacés – il suit une vingtaine de familles de cachalots depuis 2005 en mer des Caraïbes – vient de découvrir que ceux-ci ne communiquent pas de la même manière dans les eaux de l’île Maurice, en mer des Caraïbes ou au large du Sri Lanka. Le nombre de clics par coda varie sensiblement d’une région à l’autre. Autrement dit, en langue cachalot, il existe, aussi, des dialectes régionaux. Qui se transmettent de génération en génération.

Et n’en déplaise aux partisans d’une vision mécaniste de l’animal, pour qui le comportement, automatique, serait programmé par la nature, « le langage des cachalots est acquis », affirme Shane Gero. En 2017, pour la toute première fois, Sarano a d’ailleurs assisté, et enregistré, une leçon donnée par une mère à son nouveau-né d’une semaine. Celui-ci répète après elle les codas. Des cultures vocales qui s’apprennent, donc, et qui se séquencent elles-mêmes en sous-cultures locales, selon les clans. Il existerait près de 80 manières de « parler » cachalot, pour une population mondiale estimée à environ 300 000 individus.

Un système de baby-sitting

En 2016, Gero a révélé que les cachalots adaptent leur répertoire vocal en fonction de leur environnement social et que chaque individu est identifiable par ses codas. De même, il a découvert que les cachalots disposent d’une mémoire de l’autre :

« En accumulant leurs expériences sociales, ils sont capables de reconnaître des individus qu’ils n’ont pas côtoyés pendant des années. Aucun cachalot n’est interchangeable ».

Dans une autre étude de 2016, Shane Gero et son équipe affirment que les cachalots des Caraïbes orientales vivraient dans une société plus individualiste que leurs congénères du Pacifique tropical oriental… Vous êtes dépaysés lorsque vous changez de continent ? Les cachalots aussi, répond la science.

La vie sociale de ces cétacés à dents, organisée en société matriarcale et matrilinéaire (les mâles adultes sont solitaires), est riche et sophistiquée ; comme celle des primates. Les dernières observations mettent en lumière leur capacité à bâtir des stratégies collaboratives. Exemple ? Un système de baby-sitting au sein des familles. Lorsque les mères vont chasser le calamar géant jusqu’à 3 000 mètres de fond, elles confient leur petit à une nounou – toujours la même – chargée de veiller sur lui en surface.

De même, les chercheurs ont observé que les mères pratiquaient le co-allaitement : un même petit peut quérir pitance auprès des différentes femelles du groupe. En somme, une mise en commun des ressources pour décharger les mères trop sollicitées ou indisponibles. Une société qui sait, aussi, faire preuve de solidarité. Face aux prédateurs (globicéphales, orques), les cachalots s’organisent pour encercler et protéger les plus faibles du groupe. Certains individus vont jusqu’à sortir du dispositif pour secourir un membre attaqué, faisant dire à certains chercheurs que l’animal fait preuve, tout simplement, d’empathie.

«  Essayer de comparer l’intelligence du cachalot à la nôtre n’a aucun sens », conclut François Sarano. « L’intelligence est une réponse évolutive d’adaptation au milieu ; et nos milieux sont très différents ».

Pour autant, veut-il croire, les récentes découvertes peuvent inciter l’humain à réfléchir sur sa propre condition.

« Une fois ses besoins primaires satisfaits, le cachalot joue, socialise et prend son temps. Quand nous autres, humains, nous sommes accaparés par l’accumulation matérielle, censée nous apporter le bonheur, le cachalot ne cherche qu’une chose, le bien-être dans l’instant. »

Source : We demain – Publié le 19 juin 2018
Source image : Pixabay


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