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Le bruit des océans, le silence des baleines

Les baleines sont-elles menacées par une nouvelle forme de pollution ? De plus en plus de chercheurs s’inquiètent de l’impact croissant du vacarme sous-marin causé par le trafic maritime. Et le Saint-Laurent ne fait pas exception.

L’atmosphère est fébrile sur le quai de Rimouski, dans le Bas-Saint-Laurent. Une équipe de Pêches et Océans Canada s’apprête à déployer dans le Saint-Laurent une dizaine de stations d‘écoute. Du matériel acoustique dernier cri et ultra-sophistiqué.

« C’est la plus importante force d’écoute jamais déployée dans le Saint-Laurent » Yvan Simard, chercheur en hydroacoustique à Pêches et Océans Canada.

Ces stations sont munies d’hydrophones qui enregistreront sans interruption pendant trois ans tous les bruits du fleuve, du chant des baleines au vacarme causé par la navigation commerciale. Les chercheurs veulent dresser la carte de la pollution sonore du Saint-Laurent, où transitent chaque année pas moins de 7000 navires.

« Ça représente une moyenne de 20 navires marchands chaque jour. Comme un navire fait du bruit sur plus de 100 km, dès qu’on a deux navires distants de moins de 100 km, on a un bruit chronique qui est généré par la navigation dans l’habitat des baleines », souligne le chercheur.

Le bruit chronique causé par le trafic maritime pollue les océans et aucune mer n’est épargnée. Depuis 1960, on estime que le niveau de bruit des océans double chaque décennie. Cela fait beaucoup de bruit, insiste Yvan Simard. Il rappelle que cette pollution invisible dégrade l’habitat sonore des baleines.

« Les baleines ne peuvent pas s’adapter en 50 ans à des changements si considérables dans leur environnement sonore. Elles doivent donc trouver d’autres secteurs où le bruit est moins gênant pour leurs opérations vitales. » Yvan Simard, chercheur en hydroacoustique à Pêches et Océans Canada.

Un univers sonore

Les hydroacousticiens rappellent que le son voyage quatre fois plus vite dans l’eau que dans l’air. Il se propage aussi sur de bien plus grandes distances.

En raison du manque de lumière, l’ouïe est beaucoup plus utile que la vue chez les baleines. C’est pourquoi elles ont développé une symphonie sonore complexe.

Dans le cas des baleines à dents comme le béluga, le son est primordial pour repérer ses proies.

Pour toutes les baleines, les sons servent à maintenir les liens sociaux, à interagir avec leur environnement ou à se reproduire.

« Chaque espèce a ses fréquences et ses chants caractéristiques. Pour les baleines, le son est l’équivalent de la vue chez l’humain ». Yvan Simard, chercheur en hydroacoustique à Pêches et Océans Canada.

Tadoussac, une discothèque bruyante

Si les chercheurs ont jusqu’ici démontré qu’une pollution sonore chronique envahit les mers, il reste maintenant à mesurer les effets de cette cacophonie sur la santé des baleines.

Au Canada, les eaux qui baignent la région de Tadoussac, sur la Côte-Nord, sont parmi les endroits les plus bruyants du pays.

Or, ce secteur achalandé est au cœur de l’habitat du béluga du Saint-Laurent. Sur le plan acoustique, cette population vit dans un environnement industriel.

L’observation des baleines y est florissante, et cette industrie amène son lot de bateaux à moteur. À cela s’ajoutent les passages répétés des navires marchands de même que le bruit généré par les traversiers entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac.

Pour la chercheuse Véronique Lesage de Pêches et Océans Canada, le béluga qui vit dans ce milieu est l’espèce toute désignée pour mesurer les effets du bruit sur la santé des baleines.

« Le béluga est l’espèce qui utilise le plus l’acoustique sous-marine. La qualité de son espace acoustique est donc primordiale pour cette espèce ». Véronique Lesage, chercheuse à Pêches et Océans Canada.

Les études réalisées dans le secteur de Tadoussac ont révélé un fait inquiétant : le bruit est si important qu’il diminue des deux tiers l’espace acoustique du béluga. L’espace acoustique est en quelque sorte la « bulle de silence » dont a besoin le béluga pour interagir avec son environnement et pour communiquer efficacement.

Ce bruit a des effets sournois que les chercheurs commencent à peine à découvrir.

« Dans un environnement bruyant, les bélugas se comportent comme nous dans une discothèque. Si le bruit est trop fort, ils vont augmenter le volume, ou bien répéter des bouts de phrases. Cela peut représenter une dépense d’énergie supplémentaire pour eux, sans compter qu’ils peuvent déserter les secteurs trop bruyants », explique Véronique Lesage.

Mais il y a pire : la pollution sonore pourrait diminuer l’efficacité du biosonar des bélugas, ce système d’écholocalisation sophistiqué que le mammifère utilise pour se nourrir.

« Les bélugas utilisent des signaux qu’ils envoient vers les proies pour chasser. Ils écoutent les retours de ces échos-là pour savoir à quelle distance sont leurs proies. On croit que le bruit peut masquer ces signaux et avoir un effet direct sur leur alimentation », dit Véronique Lesage.

Hécatombe chez les nouveau-nés

Cette perspective inquiète les spécialistes du béluga comme Robert Michaud, scientifique au Groupe de Recherche et d’Education sur les Mammifères Marins, le GREMM.

Son groupe cherche à comprendre la hausse spectaculaire des mortalités de femelles et des nouveau-nés enregistrée depuis dix ans.

« Si les femelles n’acquièrent pas suffisamment de nourriture parce que leurs signaux sonar sont brouillés par le bruit, elles pourraient manquer d’énergie pour compléter leur gestation ou pour élever les nouveau-nés ». Robert Michaud, scientifique au GREMM.

Du bruit dans la pouponnière

Cette piste a conduit les chercheurs dans un des habitats les plus critiques du béluga.

Sur le Saguenay, à 20 km en amont de l’embouchure, se trouve la baie Sainte-Marguerite, la pouponnière des bélugas. C’est là que les femelles passent une bonne partie de l’été à élever leurs jeunes.

La chercheuse Valeria Vergara y passe aussi ses étés, écouteurs sur les oreilles. Elle y enregistre les cris des nouveau-nés et de leurs mères. Ces cris, appelés « cris de contact », ont une signature sonore unique.

« C’est un cri très important, car c’est le principal cri qu’utilisent les mères et les veaux pour rester en contact et se retrouver après les séparations ». Valeria Vergara, chercheuse, Ocean Wise, Aquarium de Vancouver.

La chercheuse entend ces cris chaque fois qu’elle enregistre du haut de son poste. Mais ces cris sont souvent masqués par le bruit des embarcations à moteur.

À force d’écoute et d’analyses, Valeria Vergara a fait une découverte surprenante.

Les fréquences dominantes des cris de contact pour les bélugas du Saint-Laurent sont deux fois plus élevées que les fréquences utilisées par les jeunes bélugas de l’Arctique, un endroit encore vierge de pollution sonore.

« Pour les bélugas du Nord canadien, les fréquences dominantes se situent entre 7 et 14 kilohertz. Dans le Saint-Laurent, elles sont au-dessus de 30 kilohertz », explique Valeria Vergara.

Cela pourrait donc signifier que les nouveau-nés du Saint-Laurent dépensent plus d’énergie pour communiquer avec leur mère que ceux qui vivent dans l’Arctique.

Ces résultats ne sont pas encore publiés et restent préliminaires. Mais la chercheuse croit détenir une piste prometteuse.

« On se demande si c’est une adaptation ou une réponse de la population aux niveaux de bruits élevés dans le Saint-Laurent. Nous nous penchons là-dessus », dit-elle.

À la recherche de silence

Les chercheurs rappellent qu’il ne faut pas faire de liens directs entre la pollution sonore et la mortalité de veaux et de femelles bélugas depuis dix ans.

Mais tous reconnaissent désormais que le bruit ne peut plus être écarté du grand puzzle.

« On pense que le bruit peut contribuer à freiner le rétablissement du béluga ». Yvan Simard, chercheur en hydroacoustique à Pêches et Océans Canada.

À l’été 2018, les autorités du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent ont fermé la baie Sainte-Marguerite à la navigation afin de protéger les bélugas contre le dérangement et le bruit des embarcations à moteurs.

Il s’agit peut-être là d’un premier pas vers la création de refuges acoustiques pour bélugas. Cette solution est à l’étude, tout comme celles visant à réduire le bruit à sa source.

« On doit aussi s’attaquer au problème dès la conception des navires », affirme Yvan Simard. « On en construit déjà qui font beaucoup moins de bruit que ceux d’autrefois ».

De concert avec les armateurs, les hydroacousticiens étudient aussi la possibilité de diminuer la vitesse de passage des bateaux. Cette mesure a déjà démontré son efficacité sur la réduction du bruit.

Plus de doutes : la pollution sonore s’ajoute aux autres formes de pollution qui dégradent l’habitat des baleines.

Pourtant, malgré ses impacts sournois, le bruit présente un avantage quand on le compare aux autres formes de pollution qui touchent les baleines, comme les contaminants chimiques.

« Si on réduit le bruit, on a des gains immédiats sur le béluga et sur toutes les espèces de baleines. Quand il cesse, le bruit ne laisse aucune trace dans l’environnement », souligne Robert Michaud.

C’est là un avantage indéniable qui devrait nous inciter à réduire à la source cette pollution invisible, rappellent en chœur les chercheurs.

Source : Radio-Canada – Publié le 18 janvier 2019
Photo de une : Flickr

 

 

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