Réseau-Cétacés

Qu’avons-nous fait aux baleines ?

Traduction par Maéva Dramet pour Réseau-Cétacés d’un article – publié le 24 août 2020 – sur le site The New Yorker.

Ces créatures symbolisaient autrefois nos efforts pour sauver la planète ; aujourd’hui, elles nous renvoient à toutes les manières dont nous l’avons dévastée.

En novembre dernier, des images enregistrées par un drone ont été diffusées sur Instagram, montrant une baleine grise nageant près de la surface, juste au large de la côte de Dana Point, en Californie. Dans la vidéo, la jeune baleine d’environ deux mètres de long, traverse lentement une ligne de surfeurs, sa queue formant des arcs de cercle, puis émerge de l’eau en expirant par son évent. Par précaution, quelques surfeurs rament pour s’écarter, bien que la plupart semblent l’ignorer. La baleine plonge à nouveau sous la surface, telle une silhouette fantomatique, et se laisse glisser loin des surfeurs.

J’avais surfé à cet endroit quelques semaines auparavant. Si j’avais été dans l’eau ce jour-là, et que j’avais soudain aperçu sous moi le corps de la baleine, gargantuesque et silencieux, j’aurais, un bref instant, eu froid dans le dos. Comment réagir autrement ? Être tout près d’une baleine, dans la nature, non pas à bord d’un bateau mais véritablement dans l’eau, c’est rencontrer une entité incarnée qui respire, dans toute sa dimension, à une échelle surpassant la nôtre : sa taille physique, son âge évolutif, ses voyages dans les contrées polaires. La peur suscitée par la baleine n’est pas un jugement sur son caractère. Les baleines ne font presque jamais de mal aux humains, et quand cela arrive, la faute incombe systématiquement aux humains. Et pourtant : que suis-je pour une baleine ? Après son passage, l’effroi aurait fait place à une exaltation infinie : celle d’avoir rencontré la vie dans sa forme la plus majestueuse et ancestrale, d’avoir reçu une bénédiction, dans le sens le plus païen du terme. En approchant ces surfeurs, la baleine les a plongés sous son emprise étrangère, leur offrant la communion aquatique à laquelle tout surfeur aspire paisiblement : être absorbé, retourné, dissous dans la mer.

Le reconnaîtrons-nous, le moment où il sera devenu trop tard, où les océans auront cessé d’être infinis ? demande Rebecca Giggs dans son magistral ouvrage « Fathoms : The World in the Whale » (Simon & Schuster). Elle parle du moment où les océans seront devenus tellement défigurés par l’activité humaine, qu’en les regardant, nous ne verrons plus que nous-mêmes. Sa réponse est que ce moment est déjà là, et que la plupart d’entre nous passent à côté. Pour Rebecca Giggs, la baleine est un symbole puissant mais trompeur de l’infinité de l’océan, de son altérité et de son expansion. Nous avons tendance à penser à la baleine comme à une histoire de rédemption humaine : une créature presque disparue du monde à cause de la chasse commerciale aux XIXe et XXe siècles, puis sauvée par notre reconnaissance collective du fait que, comme l’ont dit les militants aux Nations unies en 1972, les baleines constituent « le patrimoine commun de l’humanité ». Depuis 1986, lorsque la Commission Baleinière Internationale a commencé à appliquer un moratoire mondial sur la chasse commerciale, de nombreuses populations, jadis au bord de l’extinction, ont rebondi. L’abandon des harpons et le retour de la baleine semblent témoigner non seulement de notre empathie pour les créatures qui, comme nous, prennent soin de leurs enfants, créent une culture et chantent, mais aussi pour la partie de notre humanité qui respecte ce qui se trouve tout autour. En vérité, affirme Rebecca Giggs, notre consommation de masse et nos chaînes planétaires d’approvisionnement, nos émissions de carbone et nos plastiques jetables menacent de nous apporter une mer qui « n’est pas emplie de mystères, ni insondable dans ses profondeurs, mais envahie de détritus curieusement familiers rejetés par l’activité humaine ». En 2017, une baleine à bec s’est échouée sur la côte près de Bergen, en Norvège. Dans son estomac se trouvaient une trentaine de déchets plastiques, dont des emballages de poulet ukrainien, un récipient de crème glacée danois et un sachet de chips de pommes de terre britannique. C’est le « monde dans la baleine » auquel fait allusion le titre de l’ouvrage de Rebecca Giggs : pas une emprise étrangère mais la stricte réalité de la domination humaine.

La taille des baleines les a rendues, pour la majeure partie de l’histoire de l’humanité, extrêmement difficiles à tuer. Les baleines grises adultes peuvent atteindre jusqu’à 15 mètres de long et peser 40 tonnes. Les baleines bleues, les plus grandes créatures qui aient jamais vécu, peuvent mesurer près de 30 mètres de long et peser 90 tonnes. Lorsque les baleines expirent par leur évent, la vapeur est si dense qu’elle produit des arcs-en-ciel. Les premières preuves de chasse à la baleine semblent remonter à huit mille ans, en Corée du Sud, où des sculptures de schiste de l’ère néolithique représentent des animaux marins chassés à la lance, et des flotteurs de fortune. Les chasseurs traditionnels devaient généralement harceler leurs proies à mort, durant plusieurs jours et nuits. Ils utilisaient des matraques et des lances, parfois empoisonnées, pour blesser en série et épuiser les animaux, tandis que des flotteurs étaient utilisés pour les empêcher de plonger – « sonder » – hors de portée. Les Inuits créaient leurs flotteurs en gonflant des phoques éviscérés, leurs orifices étant cousus. Toutes les cultures indigènes pratiquant la chasse de subsistance à la baleine – sur les côtes de la péninsule coréenne, du nord-ouest du Pacifique, de l’Alaska, de Zanzibar, de la Sibérie, du Canada, du Groenland, de l’Islande et de la Norvège – le faisaient à leurs risques et périls, avec des rituels élaborés et avec frugalité, en utilisant les nombreuses parties de la baleine comme nourriture, abri et amulettes.  

Puis, au XVIe siècle, les baleiniers basques ont créé un commerce mondial. Une avancée technologique a rendu tout cela possible : la fixation d’un harpon en fer à deux cannelures d’une corde tressée susceptible d’être déroulée à grande vitesse à partir du pont d’un bateau. Bien que le harpon ne puisse pas percer les organes vitaux d’une baleine, il était, avec ses barbes évasées, presque impossible de le déloger du lard de l’animal. Ainsi attachée au bateau, elle ne pouvait pas échapper aux lances des chasseurs.

Rapidement, les baleiniers basques ont épuisé les populations côtières du golfe de Gascogne. Des navires plus volumineux ont alors permis la chasse en haute mer – ce qu’on appelle la « chasse pélagique » – et de poursuivre diverses espèces à différents points de leurs itinéraires de migration. Près de Terre-Neuve, les baleiniers basques ont tué jusqu’à 40 000 spécimens entre 1530 et 1610, devenant, pour un temps, la principale puissance mondiale dans ce domaine. Leur méthode préférée consistait à harponner d’abord les baleineaux, puis les mères qui se précipitaient à leur secours.

La chasse à la baleine est devenue un commerce sur toute l’année. Les Hollandais, les Danois et les Britanniques les ont rejoints ; à la fin du XVIIIe siècle, la chasse commerciale à la baleine s’était étendue à l’Afrique du Sud et à la Nouvelle-Zélande. Les colons américains ont été les premiers à extraire l’huile de la graisse de baleine à bord des navires. Dans ce processus, une carcasse du cétacé était enchaînée sur le côté du navire, et tournée à l’aide de poulies pendant que des lames en forme de faucille la pelaient comme une orange ; le lard était ensuite séparé de la chair et de la peau, et liquéfié dans d’énormes chaudrons en fonte, recouverts d’eau pour éviter de mettre le feu au vaisseau. En transformant leurs navires en abattoirs mobiles, les baleiniers américains ont pu chasser des espèces qui étaient alors abondantes dans les eaux équatoriales, et dont les carcasses auraient autrement pourri durant le retour à la maison. Les baleiniers ont également fini par utiliser des fusils d’épaule et des lance-bombes, augmentant ainsi la distance possible entre le chasseur et sa proie. Au milieu du XIXe siècle, la chasse à la baleine pélagique représentait la cinquième plus grande industrie des États-Unis.

Pourquoi les baleines ? Tout comme les chasseurs traditionnels, les premiers chasseurs commerciaux recherchaient ces cétacés principalement pour leur chair, un aliment approuvé par le Vatican pour les vendredis sans viande. Au XIXe siècle, cependant, les baleines étaient devenues une source précieuse d’un produit encore plus profitable : l’huile. En 1854, l’huile de baleine, extraite du lard, se vendait, selon les termes actuels, à 18 dollars le gallon. Une seule baleine franche adulte pouvait produire 7 000 gallons. Cette huile graissait les rouages des usines, illuminait les sols des ateliers et des rues et, utilisée comme insecticide, stimulait l’agriculture industrielle. Les cachalots étaient chassés pour le spermaceti cireux qu’on trouvait dans leur tête, qui était utilisé comme lubrifiant dans les métiers à tisser, les trains et les fusils et, surtout, comme matière première dans les bougies fines. La ville de New Bedford, dans le Massachusetts, le centre de la chasse au cachalot, était appelée « la ville éclairant le monde ». Les fanons, ces peignes en soie que certaines baleines, y compris les rorquals à bosse, ont à la place des dents, étaient utilisés dans les corsets, les parasols, les brosses à cheveux, les cannes à pêche, les chausse-pieds, les montures de lunettes, les bords des chapeaux, les rembourrages de canapés, les matraques des policiers, et les fines cannes utilisées pour battre les écoliers mal élevés, ce qui peut expliquer l’expression « to whale on ». De plus en plus, les baleines étaient considérées non pas comme des proies mais comme une ressource naturelle à exploiter ; en parlant des cachalots migrateurs, les baleiniers les comparaient à des veines sillonnant l’océan, à de l’or.

On estime à 230 000 le nombre de cachalots tués au XIXe siècle. Au XXe siècle, il est passé à plus de 700 000. Au total, près de 3 millions de baleines, toutes espèces confondues, ont été tuées au cours de ce siècle (la chasse humaine a réduit la biomasse mondiale des grandes baleines de pas moins de 80%). Au début du XXe siècle, la chasse à la baleine était un véritable enjeu international, et elle était gérée par des conglomérats de flottes et de capitaux norvégiens, britanniques, néerlandais, allemands, japonais, australiens et américains. Le fait que cette chasse soit devenue plus agressive constitue un écart par rapport à la trajectoire à laquelle on aurait pu s’attendre : la chasse du siècle précédent avait épuisé les populations de baleines, et on avait trouvé d’abondants substituts à l’huile des cétacés – des huiles végétales et des produits pétroliers moins chers. Mais la technologie nautique a progressé ; les navires à charbon, puis à diesel, ont permis aux baleiniers de chasser des espèces auparavant trop rapides – la baleine bleue, le rorqual commun, le rorqual boréal, la baleine de Minke. Les navires étaient également équipés d’armes mécanisées qui pouvaient exploser ou électrocuter, et d’outils améliorés pour le traitement des carcasses, notamment des pinces hydrauliques pour la queue, des autocuiseurs et des réfrigérateurs. Ces navires étaient des machines bruyantes, mais les radars et les avions de repérage, perfectionnés en temps de guerre, leur permettaient de se rapprocher des baleines, surnommées « the listening prey » (« les proies qui écoutent »). En même temps, de nouvelles applications commerciales ont été trouvées pour l’huile de baleine dans la composition de divers produits : munitions explosives, traitement du « pied des tranchées », savon, margarine, rouge à lèvres, gel à brûler. General Motors a utilisé le spermaceti dans son fluide de transmission jusqu’en 1973. Pendant la guerre froide, cette substance a été utilisée dans les missiles intercontinentaux et les sous-marins. La chasse à la baleine était devenue une question d’intérêt militaire.

La Commission Baleinière Internationale (CBI) a été créée en 1946 pour réglementer la chasse à la baleine dans les eaux internationales. Mais les quotas initialement imposés par la commission se sont retournés contre elle, provoquant une ruée folle des baleiniers soucieux de stocker de l’huile de baleine, pour anticiper une flambée des prix due à la pénurie. Les flottes commerciales se sont précipitées pour s’emparer d’un maximum de baleines, harponnant celles-ci puis les abandonnant si des plus volumineuses étaient repérées. Les baleiniers chassaient hors saison et dans les sanctuaires, et ciblaient illégalement les baleineaux. L’entreprise lucrative de chasse à la baleine d’Aristote Onassis a fermé lorsque ses propres marins ont témoigné, dans la Gazette baleinière norvégienne, de certaines pratiques à bord des navires-usines : « Des morceaux de viande fraîche provenant des 124 baleines que nous avons tuées hier gisent encore sur le pont. Une seule d’entre elles était adulte. De sang-froid, ils tuaient tout ce qu’ils croisaient sur leur route ».

Les baleiniers commerciaux de l’après-guerre ont chassé les baleines de l’hémisphère sud jusqu’à ce qu’elles soient proches de « l’extinction commerciale », c’est-à-dire jusqu’au point où le coût de la mise à mort d’un animal ne vaut plus les bénéfices. Les campagnes de chasse à la baleine américaines et européennes ont diminué, mais le flambeau a été repris par deux pays animés par des prérogatives nationalistes plutôt que commerciales. L’industrie baleinière de l’URSS, qui avait pris son essor dans les années 30, s’est développée pendant la guerre froide. L’armée soviétique avait besoin de spermaceti, car les embargos occidentaux lui interdisaient l’accès aux substituts synthétiques. Plus que cela, l’État soviétique a estimé qu’il n’avait pas pris sa « part » des baleines dans le monde, et a fixé des quotas pour son industrie baleinière qui dépassaient de loin la demande intérieure de viande et d’huile dérivée. Les équipages des navires soviétiques, acharnés à respecter les mandats de l’État spécifiant la masse brute totale d’animaux à tuer, ramenaient souvent des carcasses trop impropres à la consommation humaine, ou les jetaient simplement par-dessus bord, sans les avoir transformées. Entre 1959 et 1961, les navires soviétiques ont capturé près de 25 000 baleines à bosse dans l’Antarctique.

Pendant ce temps, le Japon souffrait d’une crise alimentaire d’après-guerre qui a duré jusqu’aux années 60, déclenchée par l’anéantissement des chaînes d’approvisionnement et des terres agricoles. Sur les conseils du superviseur américain, le général Douglas MacArthur, le pays s’est tourné vers la chasse à la baleine. La viande de ce cétacé était servie comme une source de protéines bon marché aux enfants des écoles primaires et secondaires, et devint un symbole de la résilience nationale. Bien que la baleine soit aujourd’hui consommée en très petites quantités – seulement une once et demie par personne par an – cette chasse est toujours fortement subventionnée par l’État, la plupart de sa production étant stockée, et non consommée. En 2019, un chercheur de l’université de Rikkyo a estimé le stock japonais de viande de baleine à 3700 tonnes. Après que la CBI ait imposé son moratoire mondial, le Japon n’a pas été découragé. Jusqu’en 2019, date à laquelle le pays s’est retiré de la CBI, le Japon a ouvertement exploité une faille autorisant de tuer des baleines à des fins de recherche et de vendre les restes de viande comme nourriture. Entre 2005 et 2014, environ 3600 petits rorquals ont été tués par des baleiniers japonais dans l’océan Austral, ce qui n’a donné lieu qu’à deux articles scientifiques évalués par des pairs.

Le moratoire de la CBI, peut-être le plus grand triomphe du mouvement écologiste de l’après-guerre, a été encouragé par des décennies de nouvelles désastreuses. En 1964, un comité indépendant de biologistes avait averti que les populations de baleines de l’hémisphère sud étaient confrontées à « un risque élevé d’extinction totale ». Les scientifiques ont rapporté qu’il restait moins de 2000 baleines bleues de l’Antarctique. Une décennie plus tard, ce nombre s’élevait à 360, constituant un déclin de 99,85 % de la population depuis 1905. C’est le genre de destruction massive que les biologistes appellent un « étranglement », un déclin critique du patrimoine génétique d’une espèce susceptible d’être irréversible. Une fois que les opposants à la chasse à la baleine ont contribué à faire entrer dans la CBI des pays non baleiniers (dont de nombreux pays enclavés), les scientifiques du groupe ont pu adopter une position plus explicitement conservationniste. Ils ont également été soutenus par un tollé mondial contre cette chasse. L’ONG Greenpeace, adoptant une stratégie que l’un de ses dirigeants a qualifiée de « plus une imagologie qu’une idéologie », a utilisé des images de ses actions théâtralisées en haute mer pour susciter la sympathie et l’indignation du public. Un rassemblement de 15 000 personnes contre la chasse à la baleine a été organisé à Londres, et des photos de cette mobilisation ont été diffusées dans le monde entier. Des livres populaires ont été écrits pour célébrer les baleines et pleurer leur mort ; « A Whale for the Killing » de Farley Mowat, de 1972, a qualifié la chasse à la baleine de « Moloch* moderne ». Les chants de baleines, enregistrés pour la première fois par accident dans les années 50 par les ingénieurs de la marine américaine à la recherche de sous-marins soviétiques, ont rencontré, dans les années 70, un grand succès commercial. L’album de 1970 « Songs of the Humpback Whale » est devenu multi-platine. Il a fourni une bande sonore naturelle pour la décennie d’embrassement de la spiritualité orientale, ouvrant un portail auditif vers des sphères spirituelles supérieures, des souvenirs refoulés et des vies passées. Et il a été adopté comme la preuve de l’intelligence et de la sensibilité des animaux. Les militants de la protection animale qui se sont présentés devant le Congrès, lors d’une audition sur la conservation des baleines en 1971, ont fait passer le disque dans le cadre de leur témoignage. L’un d’entre eux a déclaré : « Maintenant que vous avez entendu leurs chants, je crois que vous pouvez imaginer leurs cris. »

Ce glissement massif de conscience, d’une vision des baleines en tant que ressources à exploiter vers des symboles d’un héritage mondial, est frappant en partie parce que ces cétacés ne sont pas typiquement ce que les écologistes appellent des animaux « charismatiques ». Les animaux qui gagnent la sympathie des humains sont ceux qui ont tendance à être facilement anthropomorphisés (les éléphants, les chimpanzés, les dauphins), ou ceux qui sont « mignons » (les bébés tigres, les pangolins), ou encore le Saint Graal de la conservation animale – les deux (les loutres). Les baleines, en revanche, sont trop grandes pour être facilement captées par l’œil humain, sans parler de l’imagination qu’elles suscitent en raison de leur forme non humaine. Elles sont magnifiques, mais à peine mignonnes. Philip Hoare, dans son ouvrage « Leviathan or, The Whale » (2008), note que le « marbre bleu » – la photographie de la Terre prise par les astronautes à bord d’Apollo 17, en 1972 – est devenu célèbre bien avant la première photographie d’une baleine nageant en liberté. « Nous savions à quoi ressemblait le monde avant de savoir à quoi ressemblait la baleine », écrit-il. L’incertitude de l’homme à propos de la baleine se reflète dans les histoires que nous avons longtemps racontées sur l’animal. Les cartographes anciens utilisaient des drôleries – monstres hybrides, moitié baleine, moitié serpent de mer – pour indiquer les limites de leurs connaissances. Au XIIIe siècle, les marins scandinaves disaient que les baleines se nourrissaient de la pluie et de l’obscurité. Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, lorsque les taxonomistes ont commencé à classer les animaux selon leur structure interne plutôt que selon leur apparence extérieure, ils ont été stupéfaits de découvrir les signes de l’évolution des baleines en tant que mammifères terrestres : des os de nageoire, a écrit un médecin en 1820, qui ressemblaient à « une main d’homme… gantée d’une mitaine ».

Et il existe encore beaucoup de choses que nous ne comprenons pas au sujet des baleines. Elles parcourent de grandes distances – certaines baleines à bosse nagent plus de 25 000 kilomètres chaque année, soit les trois cinquièmes de la circonférence de la Terre – aidées par des appareils sensoriels inconnus, et selon des itinéraires migratoires qui sont transmis, d’une manière ou d’une autre, du parent à l’enfant. Les scientifiques savent que les vocalisations des cétacés – le chant des rorquals à bosse, le bavardage des bélugas, les puissants clics des cachalots (jusqu’à 236 décibels, soit le son émis par un animal le plus puissant de la planète) – remplissent une fonction communicative importante. Les baleines conversent, et peut-être même communient, sur de grandes distances. Les chants des rorquals à bosse au large de Porto Rico sont entendus par leur congénères près de Terre-Neuve, à 3 000 kilomètres de là ; les chants peuvent « se propager » à travers le monde. Certains scientifiques pensent que certains langages de baleines égalent le nôtre dans leur complexité expressive ; le cerveau des cachalots est six fois plus volumineux que le nôtre, et est doté de davantage de neurones en fuseau, des cellules associées à la fois à l’empathie et au langage. Pourtant, personne ne sait ce que les baleines se disent entre elles, ni ce qu’elles pourraient essayer de nous dire. Noc, un béluga ayant vécu 22 ans en captivité dans le cadre d’un programme de la marine américaine, a appris à imiter le langage humain à une telle perfection qu’un plongeur a pris sa voix pour celle d’un collègue et a obéi à son injonction de sortir de l’eau. Un enregistrement de la voix de Noc peut être écouté en ligne aujourd’hui : nasillarde et aquatique, mais aussi limpide que de l’anglais (Oooow aaare you-ou-ou-ooooo ?). Au moins, cette imitation d’une voix humaine fait meilleure impression que celle que ferait un humain d’une vocalise d’un cétacé.

L’aura de la baleine provient d’une synthèse unique d’ineffabilité et de mammalité. Les baleines sont gigantesques et étranges. Mais dans leurs liens familiaux étroits, leurs formes de culture, leur bavardage incessant, elles nous ressemblent aussi. Dans leur mystère, il est possible qu’elles nous ressemblent encore plus qu’on ne le pense : que leur vie profonde soit aussi sophistiquée que la nôtre, et peut-être même plus. En effet, il est possible que ces créatures soient intérieurement comme les humains, mais en beaucoup mieux : des divinités de la mer dotées d’un esprit brillant, pacifique et profond.

Le moratoire de la CBI sur la chasse commerciale à la baleine comporte quelques exceptions importantes. Il accorde des droits spéciaux de chasse aux communautés indigènes, y compris les peuples indigènes de l’Alaska et de la péninsule Tchouktche en Russie, les Groenlandais et les résidents de l’île de Bequia, à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Il exclut également les espèces classées comme « petits cétacés », tel le globicéphale noir, une espèce de dauphin chassée au large des îles Féroé, un territoire danois autonome situé à environ 300 kilomètres au nord de l’Écosse. (Les îles Féroé, contrairement au Danemark, ne font pas partie de l’Union européenne, qui interdit la chasse à la baleine et au dauphin). Le grindadráp – ou le grind, pour faire court – est une chasse traditionnelle sous forme de battues, se déroulant aux îles Féroé, et qui remonte au moins à 1298, lorsque la première loi réglementant la chasse a été introduite. Les archives de la chasse sont conservées depuis 1584 (les plus anciennes de ce type), et montrent qu’en moyenne 838 globicéphales ont été tués par les Féringiens, chaque année, au cours des trois derniers siècles. Le grind est depuis longtemps dans le viseur des opposants à la chasse aux cétacés : des photos macabres montrant des rangées de cadavres de globicéphales noirs, le cou tranché, flottant dans une mer de sang rouge vif, suscitent l’indignation sur Facebook et Twitter. Les partisans Féringiens du grind soutiennent que la chasse est non seulement un élément traditionnel de leur culture, mais aussi une pratique durable et écologique. Ils soulignent qu’ils surveillent la population de globicéphales et n’en chassent qu’une faible proportion chaque année, consommant ce qu’ils tuent. Dans un paysage extrêmement nordique qui ne permet pas l’agriculture, les Féringiens maintiennent qu’ils dépendent toujours de l’océan pour leur alimentation.

L’ironie, c’est que les globicéphales, comme les cétacés du monde entier, deviennent impropres à la consommation. Le lard des baleines stocke des toxines qui ont migré vers la mer, par le biais du ruissellement de produits agricoles et miniers ou d’émissions condensées – un effet amplifié par la longévité des baleines. Les niveaux de mercure présents dans les globicéphales sont si élevés que les scientifiques ont conseillé aux Féringiens de réduire considérablement leur consommation de viande de ce cétacé, les contraignant du coup à importer de l’extérieur des protéines issues de l’élevage, augmentant ainsi leur empreinte carbone. Le lait maternel des femmes inuites du Groenland, l’un des endroits les moins industrialisés de la planète, est devenu une substance dangereuse en raison des niveaux de mercure présents dans les bélugas et autres animaux marins. Certaines études suggèrent que l’exposition au mercure des Inuits est comparable à celle des personnes vivant en aval des mines d’or en Chine. Les orques de Puget Sound, dans l’État de Washington, ont été déclarées parmi les animaux les plus toxiques de la planète ; les carcasses des bélugas qui s’échouent sur les côtes du Canada sont classées comme des déchets toxiques. Les tueurs de cétacés les plus prolifiques ne sont plus les chasseurs. C’est au contraire nous tous : des créatures du capitalisme tardif dont les modes de consommation nous rendent complices, à notre insu ou non, d’un biocide de masse toujours en cours.

Les baleines consomment une grande partie des 8 millions de tonnes de plastique qui progressent chaque année dans les océans, qui se rassemblent dans des tourbillons de déchets appelés gyres, et qui sont susceptibles de s’étendre sur des kilomètres. Souvent, ce plastique provient d’emballages qui nous permettent de consommer de la nourriture non saisonnière tout au long de l’année. Un cachalot qui s’est récemment échoué sur la côte espagnole contenait une serre entière dans son ventre : la structure aplatie, ainsi que les bâches, tuyaux d’arrosage, cordes, pots de fleurs et bombes à aérosols qu’elle renfermait. La serre provenait d’une entreprise hydroponique andalouse, qui cultivait des tomates destinées à l’exportation vers des climats plus froids. Les déchets alimentaires produits par la chaîne d’approvisionnement mondiale représentent 8 % des émissions de carbone (les voyages en avion n’en représentent qu’environ 2,5 %), qui font fondre la glace dont les baleines dépendent indirectement pour leur alimentation. Depuis les années 70, avec la disparition des algues fixées par la glace, les populations de krill de l’Antarctique ont diminué de 70 à 80 %. Le bruit des navires industriels – 80 % des marchandises du monde sont transportées sur des cargos – a réduit le monde des cétacés : la distance sur laquelle les vocalises d’une baleine peuvent se propager n’est plus que d’un dixième de ce qu’elle était 60 ans auparavant. Des baleines se sont échouées sur la côte du Péloponnèse avec les oreilles internes qui saignaient à cause des blessures de décompression causées par l’entraînement à la lutte anti-sous-marine.

Les écologistes ont averti que les terribles variations liées au changement climatique pourraient même soumettre des populations de baleines relativement importantes à une extinction soudaine. Certains signes montrent que c’est déjà le cas. En 2015, 343 rorquals boréals, une espèce menacée, ont été retrouvés morts sur la côte de la Patagonie chilienne, probablement à cause d’une prolifération d’algues toxiques. Les rorquals boréals, selon les scientifiques, pourraient compter « parmi les premières créatures de la mégafaune océanique à être victimes du réchauffement climatique ». En attendant, comme les baleines sont d’énormes puits de carbone, l’ère de la chasse commerciale à la baleine a accéléré la crise climatique actuelle. Selon une estimation, un siècle de chasse à la baleine équivaut à l’incendie de 70 millions d’hectares de forêt. Les habitants de la nation Lummi, qui vivent sur la côte de la mer des Salish, entre les États-Unis et le Canada, ont commencé à donner du saumon aux orques sauvages qui meurent de faim à cause des effets de la pollution et du changement climatique. « Nous sommes liés aux êtres qui vivent sous les vagues », a déclaré un membre de la tribu Lummi.

En 2017, sur une plage en Argentine, un bébé dauphin échoué a été tué par une foule de touristes cherchant à s’emparer de lui. Un événement similaire s’était produit dans ce pays l’année précédente, lorsqu’un bébé dauphin de La Plata s’était échoué sur une plage de Santa Teresita ; les touristes s’étaient passés l’animal de main en main, jusqu’à ce qu’il finisse par mourir de déshydratation. Les historiens de l’écologie pourraient un jour écrire, à propos du début du XXIe siècle, qu’il s’agissait d’une époque d’obsession culturelle hystérique pour les animaux sauvages : les loris aux yeux dignes d’un film d’animation, les blaireaux et leur miel, les ratons laveurs ou « pandas des poubelles ». Comme le fait remarquer Rebecca Giggs, cette frénésie a été facilitée par l’essor des médias sociaux. Sur Twitter et Facebook, la mignonnerie animale est devenue le seul antidote à la fureur politique. Instagram nous encourage à organiser nos rencontres avec l’extraordinaire, afin que nous puissions nous-mêmes paraître extraordinaires. Poussé par la recherche du plan parfaitement « instagrammable », l’écotourisme est partout en hausse, même s’il tient rarement la promesse de son nom, qui est de concilier l’impulsion de profiter de la nature avec le désir de la conserver. Chaque année, au moins 13 millions de personnes dans le monde font une excursion pour observer les cétacés, ce qui a permis d’augmenter le nombre et la rapidité des bateaux à moteur diesel. Les superflus de fleurs sauvages sont piétinés par les influenceurs des réseaux sociaux. Des milliers de drones de loisirs – comme celui qui a produit cette vidéo de la baleine nageant au milieu des surfeurs au large de Dana Point – perturbent la vie sauvage qu’ils capturent avec tant de ravissement.

Les historiens du futur auront pour tâche d’expliquer comment notre amour jusqu’à la performance pour les animaux est lié à leur implacable extermination. Il ne s’agit pas simplement d’un manque de connaissances. Les touristes argentins ne pouvaient-ils pas sentir le dauphin se ramollir dans leurs bras ? Ne sommes-nous pas nombreux à reconnaître la contradiction de survoler le monde pour se perdre dans la nature ? Qui ne saisit pas la vulnérabilité du monde face à notre pouvoir collectif ? Peut-être s’agit-il plutôt d’une auto-illusion délibérée : un refus de croire ce que nous savons. Ou peut-être sommes-nous simplement en train d’embrasser ce que nous sentons sur le point de disparaître, de commémorer ce qui n’existe pas vraiment, comme les médias sociaux nous ont appris à le faire. Voici mes fabuleuses vacances ; voici le jour de mon mariage ; voici le vaste océan ; voici une baleine.

Notes de Réseau-Cétacés : * Le Moloch est un culte qui était pratiqué dans le Proche-Orient ancien (dans la région de Canaan) et qui consistait à faire des sacrifices d’enfants par le feu. ** Dans cet article, le terme « baleine » désigne aussi bien les cétacés à fanons (baleines grises, baleines bleues etc…) que les cétacés à dents (dauphins, globicéphales etc…).

Illustration : Naï Zakharia
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