Réseau-Cétacés

Colombie-Britannique ~ Est-il trop tard pour sauver les orques résidentes du sud ?

Le chercheur Ken Balcomb a passé plus de la moitié de son existence à étudier les orques emblématiques des îles San Juan, dans l’ État de Washington, et à sensibiliser le public à leur lutte pour la survie. Aujourd’hui, le temps pourrait bien lui manquer.

Il scrute toujours vers l’extérieur de la maison. La façade ouest est constituée de baies vitrées, avec une terrasse s’étirant sur toute sa longueur, une balustrade avec une vue plongeante sur l’eau. Pourtant, une menace plane dans l’air humide du nord-ouest. Au lieu de compter les présents, il cherche les manquants à l’appel. Les orques résidentes du sud viennent toujours par ici, et bien sûr, les gens sont enthousiasmés par l’apparition de l’une d’elles ici, et d’un couple là-bas. De temps en temps, elles se réunissent toutes, mais ce n’est plus comme avant. Il reste 74 individus, principalement des mâles et des femelles non reproductrices. Il existe une poignée de bébés, mais la plupart ne grandiront pas.

Ken Balcomb, âgé de 80 ans mais encore robuste, porte une chemise marron à carreaux ouverte comme une veste, un t-shirt Orca Freedom Concert, et un jean avec une grosse ceinture à boucle en laiton arborant un motif autochtone d’épaulard. Il ressemble à un ours tranquille, tout le dos et les épaules, le visage recouvert d’une barbe épaisse. Il a la mine de quelqu’un qui a passé la majeure partie de son existence sur l’eau. Comme la chaleur d’un feu de bois, les histoires qu’il emmagasine s’attisent et démarrent lentement, mais si vous restez un moment, vous ne serez pas déçus. C’est l’été 2020 et nous sommes au Center for Whale Research, qui est également la maison de Ken. Le bungalow en bardeaux de cèdre des années 1960 se trouve sur une clairière herbeuse juste en haut de la ligne de marée haute du détroit de Haro, au nord-ouest de l’île de San Juan, dans l’État de Washington.

Pas de bavardages, Ken commence à cliquer sur des fichiers informatiques affichant des nageoires d’épaulards. «Nous avons donc ici J26, flanc droit et flanc gauche. Bon, c’est J26, mais l’image n’est pas d’assez bonne qualité pour être cataloguée, nous allons donc l’utiliser pour confirmer qu’elle était là aujourd’hui.» C’est ce qu’on appelle une preuve de présence.

La preuve de présence est maigre de nos jours. Lorsque j’étais chercheur ici, il y a 21 ans, ces épaulards passaient presque tous les jours de mai à septembre autour des îles San Juan. Depuis lors, les observations se sont raréfiées. Cet été, les orques résidentes du sud n’ont pas fait d’apparition avant juillet ; elles sont restées 24 jours, puis sont parties pendant tout le mois d’août, ne revenant que quelques jours en septembre.

«Je vais vendre la maison. Ou la louer,» m’annonce Ken. «Je ne veux pas rester ici. Ce n’est plus comme avant. « 

Il me montre une affiche derrière moi. Les deux murs recouvrent des versions grand format du catalogue d’identification, des arbres généalogiques de tous les individus de la population d’orques résidentes du sud. On voit deux types de cases sur l’affiche: les unes avec des photos de nageoires et les autres sans. Celles avec des nageoires montrent des orques encore vivantes. Ceux qui n’en ont pas montrent un nom, une date de naissance et de décès.

«Regardez toutes ces foutues pierres tombales», dit-il.

Chaque année, les chercheurs suppriment du catalogue celles qui sont portées disparues ou qui sont mortes. Sur l’affiche que Ken pointe du doigt, je vois 5 ailerons et 22 cases vides. «Ici, les chances de reproduction sont nulles», dit-il. «Ce sont tous des mâles et une femelle qui ne peut plus procréer. C’est peine perdue. Ça ne donnera rien.»

Il montre une autre affiche et une autre nageoire, une femelle de 46 ans. «Elle a eu son dernier petit il y a dix ans, et avant ça – là, vous voyez ? – un grand nombre d’entre eux sont morts, l’un après l’autre. On voit trois photos de bébés vivants, puis quatre pierres tombales : née en 2000 et observée pour la dernière fois en 2001, née en décembre 2002 et portée disparue un mois plus tard, née en juin 2005 et portée disparue plus tard cet été, née en août 2008 et portée disparue plus tard le même mois. Les deux femelles en vie n’ont eu qu’un seul bébé survivant chacune, et les deux sont des mâles.

«On peut examiner la situation dans son ensemble», dit-il en agitant les bras sur toutes les affiches, «et seules quelques femelles pourront potentiellement se reproduire dans l’avenir. J’ai dit aux membres du gouvernement que dans les 20 à 30 prochaines années, la population n’aura aucune chance d’augmenter – je veux dire une population sérieusement viable.»

Ce début de conversation avec Ken vient heurter ma nostalgie d’être revenue au Center for Whale Research et mon optimisme en faveur d’une population d’épaulards que j’observe parfois depuis le parc du haut de ma rue à Seattle.  

J40 devant le Center for Whale Research (Photo : Center for Whale Research)

Ken photographiant des orques en 2020 (Photo : Center for Whale Research)

Ken fait partie des meilleurs. Il est de la première génération de chercheurs sur les cétacés. Il a passé les quatre dernières décennies à étudier la population d’orques résidentes du sud du Pacifique Nord-Ouest et a partagé sa maison, sa cour, ses voitures délabrées, son bateau, sa bière, ses données, son équipement, son enthousiasme, son temps et ses idées avec des scientifiques, des étudiants, des bénévoles et des passionnés d’épaulards du monde entier.

Ken n’a jamais suivi un plan de carrière bien défini. Il n’a pas eu de bureau avec son nom sur la porte, aucune promotion, aucune augmentation de salaire, pas de publications prestigieuses, pas d’institut, pas d’assurance maladie et pas d’ambition au-delà d’apprendre et de partager autant que possible son savoir sur les orques. Adolescent, il a parcouru les vastes plages sauvages de Point Reyes, en Californie, à la recherche d’os de cétacés. Après avoir obtenu son baccalauréat en zoologie à l’Université de Californie, à Davis, il a travaillé comme chercheur bénévole sur le marquage des baleines grises en Basse-Californie, puis a décroché un emploi en tant que biologiste du US Fish and Wildlife Service, disséquant des baleines dans une station de chasse commerciale dans la baie de San Francisco.

Pendant la guerre du Vietnam, il a passé huit ans dans la Navy, dont cinq en tant que spécialiste océanographique. Son travail consistait à écouter les sous-marins soviétiques grâce à un vaste réseau d’hydrophones, mais il écoutait également les baleines. À l’âge de 30 ans, il est entré dans un programme d’études supérieures à l’Université de Californie, à Santa Cruz, pour étudier les mammifères marins, mais il a quitté la première année pour naviguer sur le grand voilier Regina Maris et étudier les mammifères marins sur le terrain. À bord, il a étudié les baleines à bosse dans l’Atlantique Nord et a enseigné la biologie marine à des étudiants de Harvard et de l’Université de Californie.

En 1976, Ken a commencé à recenser les épaulards (également appelés orques de leur nom latin, Orcinus orca) dans les eaux de Washington et de la Colombie-Britannique pour un contrat gouvernemental d’un an. Dans les années 1950 et 1960, les orques étaient généralement abattues par les pêcheurs qui les considéraient comme une menace pour les populations de saumon. Puis, dans les années 60 et au début des années 70, 50 épaulards ont été capturés et vendus à des parcs marins. Les captures étaient brutales. Elles impliquaient des rafles répétées à l’aide de bombes, d’avions et de bateaux de chasse, et au moins 12 orques ont péri – certaines se sont emmêlées dans des filets et se sont noyées, et d’autres ont été abattues avec des fusils à harpon. Le gouvernement voulait savoir combien il en restait. Ken a été embauché pour vérifier ou réfuter les recherches du biologiste canadien Mike Bigg, qui recensait les épaulards dans les eaux baignant la Colombie-Britannique pour le compte du gouvernement canadien. Mike avait compris qu’il pouvait identifier chaque épaulard à partir d’une photo de sa nageoire dorsale unique et de sa tache en forme de selle – le croissant grisâtre à la base de sa nageoire. La pièce d’identité individuelle avec photo a changé la donne. Au lieu d’estimer la densité de la population, Mike et Ken étaient en mesure de compter chaque individu.

En 1972, Mike a découvert – et Ken a vérifié plus tard – que trois populations distinctes d’orques parcouraient régulièrement les eaux côtières de la Colombie-Britannique et de Washington : les résidentes du nord, les résidentes du sud et les transientes (rebaptisées plus tard les orques de Bigg après la disparition de Mike en 1990). Les trois populations se reproduisent et socialisent différemment et n’utilisent pas les mêmes vocalisations. Elles sont génétiquement et culturellement distinctes.

Les travaux de Ken se sont focalisés sur les orques résidentes du sud, et son recensement de 1976 a révélé qu’il ne restait que 71 individus – très en dessous du nombre attendu par tout le monde et assez bas pour interdire les captures dans les eaux de Washington. Le recensement du gouvernement a duré un an, mais la curiosité de Ken pour ces magnifiques animaux s’est installée sur le long terme. Dans les années 1980, il a fondé le Center for Whale Research et a imaginé des financements grâce à des dons et à la vente de boutons et de t-shirts. Plus tard, il a financé l’opération en accueillant contre un soutien des bénévoles de l’ONG Earthwatch qui organise des voyages à vocation environnementale. Le Center for Whale Research a permis des décennies de recherche pour suivre le rétablissement incertain de cette population d’épaulards.

Après l’arrêt des captures, la population a augmenté. Au milieu des années 1990, leur nombre atteignait 98 individus. Mais l’impact de l’élimination de tant de jeunes animaux s’est répercuté bien au-delà des années 1970. À la fin des années 1990, des signes inquiétants se sont manifestés. En 2001, leur nombre a chuté à 78 individus. En 2005, les résidentes du sud ont été répertoriées par l’organisme Fish and Wildlife comme une population en voie de disparition. Moins d’un an plus tard, le détroit de Haro, les eaux baignant les îles San Juan, le détroit de Juan de Fuca et Puget Sound ont été désignés comme habitats essentiels. Les menaces présumées à leur rétablissement comprenaient le manque de proies, les perturbations causées par le trafic maritime et la pollution toxique. Malgré leur statut protégé, leur nombre a continué de baisser, et la pérennité des résidentes du sud est désormais en jeu.

Depuis que Ken a pris une photo d’un jeune mâle, J1, le 16 avril 1976, il a tenu un inventaire à jour des observations et de l’histoire personnelle de chaque individu de la population. (Aujourd’hui, les différents épaulards sont pour la plupart connus par leurs surnoms – Ruffles, Granny, Tahlequah, Blackberry, Eclipse et Star – ainsi que par les descripteurs alphanumériques que Ken et Mike leur ont attribués. J’utilise ici les noms alphanumériques, parce que c’est ici que Ken en parle). Le catalogue d’identification étaye toutes les recherches qui ont été menées sur les résidentes du sud, de l’acoustique à la génétique en passant par la biométrie, et cette population est devenue l’une des populations de mammifères marins les plus étudiées au monde.

Il existe trois groupes d’orques résidentes du sud : J, K et L. Chacun est composé de quelques petites familles qui voyagent, se nourrissent et passent la plupart de leur temps ensemble. L’accouplement et la socialisation se produisent entre et au sein de ces trois groupes. Ils se nourrissent presque exclusivement de saumon, principalement de saumon quinnat (chinook). Les épaulards sont des animaux qui vivent longtemps. Les femelles atteignent la maturité sexuelle au début de leur adolescence et les mâles seulement au début de la vingtaine. Cinq orques parmi les résidentes du sud, de la première année de travail de Ken dans le détroit de Haro, sont toujours en vie aujourd’hui, toutes des femelles. Comme chez les humains, les femelles épaulards survivent bien au-delà de leurs années de reproduction. Quand J2 est décédée en 2016, on estimait qu’elle avait entre 74 et 105 ans. Chez les épaulards, la grand-mère est la matriarche ; elle et ses fils, filles, petits-fils et petites-filles vivent toute leur vie ensemble au sein d’un groupe familial.

Ken connait presque toutes les orques résidentes du sud depuis leur naissance. Il les a vues grandir et apprendre à attraper le saumon ; il les a regardées célébrer les naissances et pleurer les morts ; il les a observées adopter des comportements de spy-hop, belly flop, tail-lob, fin-slap et breach ; il les a vues mettre au monde leurs petits et devenir des grands-mères et de nouvelles matriarches.

J1 filant vers le coucher du soleil le 3 mars 2009. (Photo : Center for Whale Research)

Lorsque je travaillais au Center for Whale Research, je dormais dans un tipi dans la cour de Ken. D’autres chercheurs passaient la nuit dans des tentes, des caravanes ou des chambres superposées dans la maison, qui était plus une station locale qu’une maison.

Lors de ma première nuit, j’ai été réveillée par le souffle des orques. Contrairement à de nombreux sons susceptibles de vous réveiller quand vous dormez dehors, celui de l’air expiré jaillissant des évents est unique. Je me suis levée et je suis restée pieds nus sur l’herbe. Je ne pouvais pas les voir, mais je pouvais dire qu’elles étaient toutes proches – respirant le même air que moi. 

Aujourd’hui, je me gare dans l’allée de chez Ken avec plein de souvenirs. Je reconnais la Chevy Suburban de couleur prune des années 1960 (appelée Port) garée à proximité de la porte, et la remorque vintage Silver Streak désormais entourée d’herbes jusqu’aux genoux. La cuisine extérieure délabrée se trouve toujours au milieu de la pruche, avec le panneau jaune «Danger: des hommes cuisinent» enfoncé dans un poteau. Mais la vue est plus large et plus ouverte sur le détroit de Haro et la péninsule Olympique que dans mon souvenir. Le poulailler a disparu, le potager aussi, ainsi que le tipi, la slackline, le filet de volleyball, et les bénévoles et les chercheurs du monde entier sont partis. La propriété est toujours aussi belle mais silencieuse, sans activité, reflétant l’abandon dans le détroit de Haro.

J’ai suivi l’histoire des orques résidentes du sud. Je suis au courant des dernières avancées scientifiques. J’ai vu des images de drones révélant les signes annonciateurs de la famine : un maigre «tour de taille» juste derrière le crâne, connu sous le nom de tête d’arachide. Je sais que des taux d’hormones mesurés dans des échantillons d’excréments sont révélateurs d’animaux stressés et physiquement amoindris. Je sais que les femelles sont insuffisantes en nombre et qu’elles meurent jeunes, trop jeunes pour remplacer les femelles aujourd’hui trop âgées pour se reproduire. Je sais que la mortalité des bébés est élevée et que le nombre de grossesses à terme est faible. Je sais que la graisse des résidentes du sud contient des charges élevées de PCB toxiques – des polluants interdits depuis longtemps mais qui s’accumulent et subsistent dans le corps des orques à mesure qu’elles vieillissent. Je sais que lorsque la nourriture est rare, ces réserves de graisse empoisonnées pénètrent dans le système métabolique des cétacés, que les mères puisent dans ces réserves de graisse pour produire du lait pour leurs petits, et que les femelles enceintes transmettent ces toxines à leurs fœtus. Je sais qu’en 2016, six orques sont mortes. Je sais que chaque épaulard a besoin de 20 saumons quinnats par jour pour survivre, et qu’ils y parviennent à peine, car de la Colombie-Britannique à la Californie, les remontées de saumons quinnats sauvages sont également perturbées. Les résidentes du sud avaient l’habitude de traverser leur aire d’alimentation en se nourrissant à partir d’une migration de saumon Chinook avant la suivante. Mais les barrages fluviaux, la surpêche, la dégradation de l’habitat naturel et la compétition face aux poissons d’élevage ont radicalement épuisé leur principale source de nourriture et, dans certains cas, ont décimé les remontées saisonnières de saumon Chinook. Dans les zones où les saumons quinnats adultes retournent encore dans les rivières pour y frayer, ces derniers sont moins nombreux, plus jeunes et plus petits qu’auparavant – et aucune n’est attribuée aux orques résidentes du sud dans les plans de gestion des pêches. 

Je sais que, par rapport à l’époque où je dormais dans un tipi sur la côte ouest de l’île de San Juan, vivant mon rêve de chercheur, les résidentes du sud sont aujourd’hui en difficulté et nous manquons de temps. Je sais que quand trop d’orques perdent la vie, il est trop tard. Mais je ne savais pas que le moment était peut-être déjà venu.

Ken observant les orques au début de sa carrière (Photo : Center for Whale Research)

Ken et un groupe d’observateurs en 1990, avec L10 (Photo : Center for Whale Research)

Le 4 décembre 2014, près de la ville de Comox, sur la côte intérieure de l’île de Vancouver, le biologiste des pêches et propriétaire de station balnéaire George Bates a attaché une corde à la nageoire pectorale d’un épaulard mort, flottant avec la marée, et a remorqué le cadavre jusqu’au rivage. D’après les photos de sa tache grise gauche, montrant clairement trois rayures blanches, Ken savait que l’orque morte était J32 bien avant de se rendre là-bas.

J32 était une femelle de 18 ans qui avait connu un début de vie difficile. À l’âge de deux ans, sa mère est décédée et sa grand-mère et son oncle se sont occupés d’elle. Mais en l’espace de deux ans, tous deux sont morts. Tous les membres de la famille sont morts jeunes. C’est la jeune tante de J32, son seul parent survivant, qui l’a élevée jusqu’à l’âge adulte. J32 a été vue vivante pour la dernière fois au nord de l’île de San Juan le 29 novembre 2014. 

Le jour où le corps de J32 a été retrouvé, Ken a pris le ferry pour Victoria et s’est rendu au nord de Comox pour assister à l’autopsie, pratiquée le lendemain par un vétérinaire pathologiste du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Pêches de Colombie-Britannique. Ken connaissait J32 depuis sa naissance et la surveillait chaque été depuis le porche de sa maison. Je me suis demandée à quoi pouvait ressembler cette journée pour lui.    

«Elle constituait un très joli spécimen», confie-t-il. (Je ne sais pas s’il veut dire qu’elle était jolie avant ou après que son corps soit devenu un spécimen.) Bien qu’il ne fasse pas partie de l’équipe pour l’autopsie officielle, sur les photos de la scène, j’aperçois sa chemise marron à carreaux parmi les personnes travaillant sur l’orque morte étendue sur la bâche bleue.

D’après le rapport d’autopsie que Ken a rédigé et publié sur le site Web du Center for Whale Research : «Malheureusement, et sans signes d’avertissements évidents, J32 est décédée début décembre 2014 avec un fœtus à court terme se désintégrant dans son utérus… l’observation flagrante que la couche de graisse de J32 était relativement mince et pauvre en huile est consécutif à un régime alimentaire inadéquat durant une période prolongée, et très peu de matières fécales étaient présentes dans les intestins…»

Les résidentes du sud sont aujourd’hui en difficulté et nous manquons de temps. Je sais que quand trop d’orques perdent la vie, il est trop tard. Mais je ne savais pas que le moment était peut-être déjà venu.

Ken observait et il a enregistré une vidéo au moment où les ovaires étaient découpés et emballés pour une analyse ultérieure à Vancouver. Dans l’ovaire gauche, il a aperçu un «corpus luteum volumineux» (tissu endocrinien, «ce à quoi l’on s’attend étant donné qu’elle portait un fœtus», observe Ken), et il a vu le corpus albicans (tissu cicatriciel) d’au moins une grossesse antérieure. L’ovaire droit n’avait rien («ce qui n’est généralement pas le cas»). Ainsi, à partir d’un fœtus mort et du tissu cicatriciel d’une grossesse antérieure, Ken savait que J32 avait connu au moins deux grossesses ratées au cours de sa courte vie.

Quand les orques meurent de faim, leurs grossesses échouent. Les femelles résidentes du sud mettaient bas une fois tous les cinq ans, tout comme les femelles d’autres populations d’épaulards. Mais leur fréquence moyenne d’accouchement a chuté à environ une fois tous les dix ans. En 2017, le chercheur de l’Université de Washington, Sam Wasser, et ses collègues ont publié une étude expliquant pourquoi. En analysant les taux d’hormones reproductrices dans les échantillons d’excréments des femelles résidentes du sud, ils ont constaté que 69% des grossesses échouaient et qu’environ un tiers échouaient relativement tard dans la gestation ou immédiatement après l’accouchement, lorsque le coût énergétique pour la mère est particulièrement élevé. Leurs recherches indiquent que le stress nutritionnel (lire: pas assez de saumon quinnat) est la principale cause d’échec de la grossesse. L’année où J32 est morte, on comptait 78 orques résidentes du sud. Vingt-huit mois s’étaient écoulés sans une naissance réussie. La perte de J32 et de son bébé à naître a été un coup dur. Pour en savoir plus sur le rapport d’autopsie de Ken : «Le point critique pour le rétablissement [des résidentes du sud] est peut-être déjà franchi. J’espère que non, mais cela arrivera bientôt si nous n’agissons pas immédiatement.» Voilà ce qu’il a écrit en 2014.

Cinq naissances ont connu un succès en 2015 mais aucune en 2016. Aucune en 2017. Une en 2018 et une en 2019. En 2020, plusieurs femelles étaient manifestement enceintes, mais seules deux naissances ont abouti. L’un des petits est de sexe masculin et le sexe de l’autre est inconnu. Le groupe K n’a pas eu de naissance depuis 2011. Il reste 21 femelles aptes à la reproduction, mais seules dix d’entre elles ont connu des naissances réussies au cours des dix dernières années.

D’après le rapport de Ken, il est clair que pour lui J32 était plus qu’une femelle apte à la reproduction: «Grace aux soins apportés par sa grand-mère et sa tante, dont peut-être un peu de lait, J32 a traversé l’enfance et atteint l’adolescence pour devenir une jeune orque pleine de vie, et débordante d’énergie.»

Je demande à Ken quelle a été pour lui l’orque la plus difficile à perdre.

«L112.»

L112 était une femelle née en février 2009, le deuxième bébé de sa mère de 18 ans, L86. Au cours de la décennie précédente, la plupart des orques nées dans le groupe L étaient des mâles. L112 était l’une des rares femelles et un individu crucial pour ce groupe ainsi que pour la population de résidentes du sud.

Ken a pris les premiers clichés de L112 alors qu’elle avait environ six semaines au large de Victoria. Il est courant que les petits restent proches de leur mère pendant leurs trois premières années, mais Ken décrit la relation intime entre L86 et L112 comme spéciale. Ils se touchaient constamment avec des marques d’affection.

Ken parle de L112 comme mon beau-père parle de ses jeunes petits-enfants. Il la décrit comme une jeune orque en bonne santé, athlétique et vive. «Elle sauterait et enchaînerait ! Et la savoir morte – tuée comme ça – a été une véritable tragédie.»

J2 et J1 en 2009 (Photo : Center for Whale Research)

Le corps de L112 s’est échoué le 11 février 2012 sur la rive de Long Beach, dans l’État de Washington. Elle n’avait que trois ans. Le temps était gris et pluvieux lorsque deux hommes de Hill Auto Body and Towing Inc. sont arrivés pour emporter son corps. «Je pense que nous pouvons la hisser sur la remorque», dit l’un d’eux dans des séquences vidéo prises sur les lieux – comme si c’était une Toyota Corolla en panne. Les hommes se tiennent autour du camion pendant qu’ils actionnent les leviers hydrauliques. Au fur et à mesure que le câble se tend, l’extrémité de la queue de L112 forme hasardeusement un arc dans le sable humide. Lorsque les hommes ont terminé, L112 repose sur une bâche verte à l’arrière du plateau.

Son corps a été emmené à proximité du parc national de Cap Disappointment, où une équipe de biologistes et de bénévoles a effectué l’autopsie. Le site Web de Cascadia Research (l’un des organismes sans but lucratif participant à l’examen) montre une photo de cette belle jeune orque étrangement couchée dans l’herbe boueuse de l’un des campings, avec en arrière-plan un feu extérieur et une table de pique-nique. Les volontaires et les biologistes portent des gilets et des imperméables orange et jaune, et des bottes en caoutchouc marron foncé. Ils se meuvent derrière l’orque, déposant des bacs et des sacs en plastique, des fioles et des couteaux sur des tables pliantes blanches. Ils mettent des gants en latex. Une grande glacière Coleman bleue se trouve là, mais pas pour leur déjeuner. La jeune orque, qui avait l’air si petite dans l’eau, parait énorme au sol. Sa bouche est figée dans un sourire macabre dévoilant 12 de ses dents sur sa mâchoire gauche, et sa langue est noire, tuméfiée par la mort.

Dans le résumé analytique du Mémorandum technique NMFS-NWFSC-133 de la National Oceanic and Atmospheric Administration, Wild Animal Mortality Investigation: Southern Resident Killer Whale L-112 Final Report, les auteurs ont conclu que «le traumatisme contondant à la tête et au cou est la principale considération pour la cause du décès. Malgré une évaluation diagnostique approfondie, la cause des blessures à la tête et au cou n’a pas pu être déterminée.»

Ken m’a dit: «Je n’ai aucun doute sur ce qui lui est arrivée. Mais très peu de personnes me donnent raison.»

«Qu’est-il arrivé d’après vous ?»

«Eh bien, je sais à peu près ce qui s’est passé.»

Ken explique que la mort de L112 a coïncidé avec un exercice naval canadien au large de l’île de Vancouver. Cinq jours avant la découverte du corps de L112, la frégate NCSM Ottawa de la Marine royale canadienne utilisait un sonar et des charges explosives pour simuler une attaque. Ces activités se sont déroulées dans l’habitat essentiel désigné de la zone 3 des orques résidentes du sud (le détroit de Juan de Fuca). Cependant, la présence du navire de guerre et le décès du cétacé sont considérés comme sans rapport – du moins dans le rapport officiel: «L’usage du sonar et la faible activité explosive sous-marine ont été confirmés par la Marine royale canadienne… mais aucun mammifère marin n’a été observé pendant les activités d’entraînement.»

Les explosions et le sonar de la frégate Ottawa ont été captés par les hydrophones de recherche et de détection de mammifères marins situés dans la région durant les heures sombres de l’hiver, vers 4 h 30 – une période durant laquelle il aurait été difficile d’apercevoir ou d’«observer» des mammifères marins. Dix-huit heures plus tard, les hydrophones ont détecté des appels du pod L.

Après l’autopsie au camping de Cap Disappointment, la tête de L112 a été coupée, chargée dans un camion, congelée et expédiée à la station de biologie marine Friday Harbor Laboratories sur l’île de San Juan. Ken était présent en tant qu’observateur pour la dissection crânienne. «La moitié de son cerveau était liquéfiée, et l’autre non. C’était un traumatisme causé par une énergie puissante et brutale», affirme Ken. Le rapport de la NOAA et les scientifiques qui ont mené la dissection ont conclu ne pas avoir suffisamment de données pour déterminer la source du traumatisme contondant, mais Ken soutient que les explosions navales ont tué L112.

«Les blessures auraient-pu se produire après sa mort, durant le transport peut-être ?» Je suggère.

«Il n’existe aucun argument crédible indiquant que le traumatisme s’est produit après l’autopsie, et il n’existait aucun signe extérieur de collision avec un navire. Tout le monde a conclu que L112 est morte d’un traumatisme contondant. La question est de trouver la source.»

Les auteurs du mémorandum technique de la NOAA poursuivent le paragraphe excluant le lien entre l’Ottawa et l’orque comme suit : «Les activités navales qui se sont déroulées à environ 340 kilomètres au nord (sous le vent) de la zone d’échouage, causant des déflagrations résultant de l’explosion de charges pour les besoins de l’exercice ne contribuent probablement pas à l’échouage.» Et plus loin dans le rapport, ils concluent: «Cette enquête multidisciplinaire n’a pas pu déterminer la source du traumatisme contondant, malgré la collecte et l’évaluation de toutes les informations disponibles sur les orques, l’environnement et les activités humaines.»

Ken me confie que ce qu’il a le plus de mal à gérer, sur le plan émotionnel, c’est le manque d’efforts et le refus de comprendre. «Si nous ne savons pas vraiment, alors nous n’avons pas besoin d’apporter des remèdes. Et on en reste là ? Non ! Cherchons,» dit-il. «Que savons-nous vraiment ? Nous savons qu’elle était là, nous savons que l’Ottawa était là, et nous savons qu’ils utilisaient un sonar et faisaient exploser des bombes.»

Nous savons également qu’en mars, les orques résidentes du sud (et en particulier le groupe L) se dirigent généralement vers l’embouchure du fleuve Columbia, à 24 kilomètres de l’endroit où le corps de L112 a été retrouvé, pour coïncider avec la plus grande migration printanière de saumon quinnat de la région. Nous savons que le lien mère-fille était étroit. Nous savons que les orques pleurent leurs morts.

Il faudrait environ deux jours à une orque adulte en bonne santé pour nager de l’endroit où le pod L a été entendu par les hydrophones jusqu’à celui où le corps de L112 a été retrouvé. On estime que L112 est morte quatre à dix jours avant l’échouage. Cela signifie que L112 est morte entre le 1er février et le 7 février. L’Ottawa a fait détonner des explosifs les 4, 5 et 6 février.

Ken est persuadé que les explosions provenant de l’Ottawa ont tué L112 et que la mère a poussé le corps de sa fille alors qu’elle et sa famille gagnaient le sud pour se nourrir. Ce ne serait pas la première fois qu’une mère épaulard pousse le cadavre d’un bébé. En 2018, J35 a poussé son bébé mort pendant 17 jours sur près de 1600 km. Mais si la théorie de Ken est exacte, ce serait le premier enregistrement d’une mère épaulard poussant un petit de trois ans ; avec 3,6 mètres de long, un jeune de cette taille semble être un fardeau important. C’est difficile à imaginer. Cependant, avant 2018, on aurait également difficilement imaginé une mère poussant son nouveau-né sur une distance de 1600 km.

Ken m’a raconté que la réaction à son hypothèse a été : «Quelles foutaises, vous déraillez ! Personne ne veut savoir que notre gouvernement l’a tuée ou que leur gouvernement l’a tuée.»

Dans la réponse écrite de Ken au mémorandum technique de la NOAA  en question, il termine par : «Ces commentaires sont dédiés à L86 et L112, le couple d’orques mère / enfant le plus ouvertement affectueux que j’ai jamais vu. Repose en paix L112, tu nous manques.»

Depuis la mort de L112, une seule nouvelle femelle a rejoint le groupe L. À la mort de L112, on comptait 85 orques résidentes du sud. Quand j’en ai parlé à Ken l’été dernier, on en était à 72. Depuis, deux nouveaux bébés sont nés. Ken m’a dit que lorsqu’on atteindra le nombre de 70, il partira d’ici.

Saut de J32 en 2013 (Photo : Center for Whale Research)

J’ai l’impression que le héros est sur le point de poser son glaive – même si Ken ne s’est jamais considéré comme un héros ou un combattant.

Il raconte que son travail consiste simplement à recueillir des données. Il a passé sa vie à rassembler des informations sur les cétacés. Voici quelques faits : les orques résidentes du sud ont vécu ici plus longtemps que nous. Elles sont une combinaison de logwood black et de bone white. Même si on aperçoit leur image emblématique bondir sur des emballages de pains, de tasses de voyage, de filets de saumon congelés, de frisbees, de panneaux d’affichage, de bouteilles de bière et de barres chocolatées, elles meurent. Les orques meurent à cause de la faim, de collisions avec des navires, de traumatismes contondants, de la pollution sonore et toxique, d’échecs de grossesses et de naissances, et de ce que les scientifiques appellent «un retard de croissance». Nous avons perdu 38 épaulards depuis 2010. Et on ne tient pas compte des grossesses échouées ou des nouveau-nés morts que nous n’avons jamais pu observer. Les femelles aptes à la reproduction ne sont pas assez nombreuses pour que la population augmente, et le saumon quinnat est en quantité trop insuffisante pour que les orques existantes se rétablissent.

Les orques résidentes du sud ont survécu à l’époque de la chasse et au temps des captures, mais si Ken a raison, elles ne passeront pas l’ère de la conservation. Ce sont des animaux qui vivent longtemps, elles seront donc encore présentes – mais elles disparaitront.

Il m’est difficile d’entendre Ken me dire: «Nous sommes arrivés au point – nous avons dépassé le point – de non-retour.» Je suis partagée, quelque part, entre le déni et la douleur.

Je n’aime pas l’idée de la fin du mandat de Ken sur la côte ouest de l’île de San Juan. Le fait de me dire qu’il est là me rassure. Pendant que je prépare le dîner, il se bat encore. S’il dépose le glaive, c’est se débarrasser du poids de la responsabilité. Nos héros n’ont-ils pas besoin de continuer à se battre ?

Peut-être. Mais peut-être ont-ils aussi besoin de dire les choses telles qu’elles sont. Je pense que c’est ce que fait Ken aujourd’hui. Et je suis inquiète. J’ai peur de ce qui arrivera après. J’ai peur qu’il ait raison. Ou tort. J’ai peur des répercussions politiques, du contrecoup environnemental. J’ai peur de l’échec. Ou peut-être que s’agissant de dire les choses telles qu’elles sont, ce qui me fait vraiment peur, c’est l’absence de réaction.  

Depuis ma dernière visite à Ken l’été dernier, la marine américaine a obtenu l’autorisation de participer pendant sept ans à des opérations d’entrainement le long de la côte ouest, y compris dans l’habitat essentiel désigné des orques résidentes du sud. L’étude d’impact environnemental évalue une «prise accidentelle» – définie comme un préjudice, un harcèlement ou une destruction – de jusqu’à 51 orques résidentes du sud. L’approbation a été accordée malgré de fortes critiques.

Lorsque je discute avec Ken, j’ai beaucoup de mal à accepter ses prévisions quand il prononce l’éloge funèbre.

«Avez-vous déjà imaginé que ça arriverait ?»

«Oh, je n’ai jamais pensé que ça arriverait.»

Sa voix est brisée par le chagrin. Il avoue qu’il «a déjà une grande sensation de vide» – le genre de sensation de vide qu’il a ressentie quand ses parents sont morts 20 ans plus tôt. Et il admet la difficulté d’être porteur de mauvaises nouvelles.

Ce qui l’attriste par-dessus tout, c’est ce que la prochaine génération ne pourra pas en profiter. «Les gens vont au Lime Kiln» – le belvédère d’observation des cétacés – «et sont tout excités quand ils voient passer une orque,» me dit-il. «Mais bon sang, tu aurais dû être ici quand nous avons vu passer 87 orques. Elles sautaient avant de passer leur chemin. C’était si excitant ! J’aimerais être plus optimiste, mais l’équation ne fonctionne plus. Nous sommes fichus.»

Nous ne perdons pas la population d’épaulards du monde, mais nous perdons celle-ci. Et selon Ken, «les orques résidentes du sud sont les indicateurs d’un écosystème sain dans le nord-ouest du Pacifique», alors je suppose que nous perdons cela aussi. Ce qu’il veut aujourd’hui laisser aux générations futures, c’est l’histoire des orques résidentes du sud. Comme on fait le récit de la disparition de certaines tribus, on fera alors le récit de la disparition des orques résidentes du sud.

Il me raconte une histoire sur les premières années passées sur la côte ouest de l’île de San Juan, une histoire sur le sentiment d’être accepté par les épaulards. «De moi à vous, et au niveau de votre chaussure, et de cette corbeille à papier, et ici et là-bas», dit-il, tout autour de nous deux dans l’atelier de recherche, «il y avait 30 ou 40 orques au repos, à vos côtés, avec au centre le bateau.» Il rit intérieurement en se souvenant et explique, vous savez, qu’il devait parfois s’absenter pour faire autre chose, mais qu’elles s’étaient à nouveau toutes rassemblées autour du bateau comme pour lui dire, Hé! Où irais tu? Elles montraient leurs ventres, et leurs bébés. Ciel, parfois elles laissaient même Ken faire du babysitting, comme quand maman J4 laissait son dernier petit en compagnie d’une poignée d’autres jeunes jouant dans la vague de proue du bateau de 10 mètres de Ken, pendant qu’elle et les adultes partaient s’alimenter. «Le coucher du soleil me manque, avec les orques alignées des deux côtés. Quand elles prenaient la route, nous allions, comme si nous étions l’orque de tête. Et nous sommes tous partis jusqu’à Nanaimo !»

En écoutant les histoires de Ken, je me rends compte à quel point le monde est différent lorsque vous avez 45 ans d’observations derrière vous. Je me demande combien d’autres scientifiques chevronnés sont là-bas avec une perspective que mes enfants et moi n’aurons jamais. Cette vision à long terme est précieuse. Je veux voir ce que Ken voit. Et je ne veux pas que notre conversation se termine.

«Que perdrons-nous si nous laissons les orques résidentes du sud disparaître?» Je demande.

«Nos esprits.»

Traduction par David Delpouy pour Réseau-Cétacés, d’un article de Catherine Denardo, publié le 3 février 2021, sur le site du média Outside.
Photo : Center for Whale Research

RC

Quitter la version mobile