Imaginez… Vous êtes un dauphin libre. Depuis des millions d’années, votre corps et votre psychisme se sont adaptés à l’océan. Telle une torpille, vous fendez les vagues à vive allure et plongez volontiers sous plus de cinq cent mètres. Vos «clics» ultrasonores éclairent par flashs les ténèbres des fonds et vous permettent d’y voir les plus infimes détails et le cœur même des choses à la manière de rayons X. Avide d’apprendre, joyeux, curieux de nature, vous voyagez parfois sur des milliers de kilomètres à la recherche de nouvelles rencontres et de nouveaux territoires de pêche. Vous vivez près des côtes au sein d’un «pod», un groupe de quelques familles guidées par une femelle dominante et sage.
A la naissance, vous avez reçu un nom propre, une « signature sifflée » qui vous identifie. Vos parents, vos aînés vous ont longuement appris toutes leurs techniques de chasse et les règles de la vie sociale. Sans cesse, vous nouez de nouvelles alliances et vos familles forment ensemble de petites nations côtières de plusieurs centaines d’individus. Vous prenez soin de vos infirmes, de vos malades et préférez mourir que d’abandonner vos proches. Vos capacités cognitives défient l’imagination. Excepté l’être humain, aucun autre animal ne peut rivaliser avec la puissance de calcul de votre cerveau hypertrophié aux circonvolutions complexes. Aucun ne dispose, excepté l’être humain, de cultures et de langages aussi élaborés que les vôtres. Les humains vous amusent, d’ailleurs. Vous ne leur faites jamais de mal. Vous les sauvez quand ils se noient, vous les guidez quand ils se perdent et vous rabattez même du poisson pour eux lors de pêches collectives. En Grèce, jadis, ils vous honoraient comme des dieux. Et puis un jour… Alors que vous marsouinez paisiblement en compagnie de vos amis d’enfance, d’autres hommes armés de lassos et de filets vous cernent à bord de leurs puissants bateaux. Ils vous arrachent à l’océan et à ceux que vous aimez, ils vous transportent sur une civière, ils vous jettent dans un avion puis ils vous enferment à jamais dans une piscine étroite aux murs de béton nu couverts d’une mousse verdâtre. Tout au contraire du vôtre, ce monde-ci est un monde mort. Privé de tout soleil, de tout poisson, de tout rocher, de tout courant marin, de toute algue. Au lieu du bruit des vagues, celui des machines filtrant l’eau chlorée au goût de fèces qui vous brûle les yeux. Au lieu de votre «pod», des compagnons de cellule issus des quatre coins des mers, avec lesquels vous vous battez dans ce lieu confiné sans le moindre espace de fuite.
(Photo : Marie Dufay)
Ici, plus question de faire usage de l’écholocation : vos ultrasons rebondissent sur les parois comme sur des miroirs et font mal. Plus besoin d’échanger des informations sifflées pour les chasses en commun : on ne vous sert plus que du hareng ou du maquereau congelé plein d’antibiotiques et d’antidépresseurs, que vous recevez par petits bouts à condition d’exécuter trois fois par jour, tous les jours, les mêmes tours de cirque idiots. Les bébés qui naissent auprès de vous sont blêmes, nerveux et anémiques et leur musculature est faible. Ils ont perdu toutes leurs cultures. Leur seul langage, c’est d’imiter le sifflet du dresseur. Leur seul savoir, c’est de pousser un ballon. Et vous tournez en rond, pauvre dauphin captif, vous tournez sans fin dans ce trou d’eau minuscule, jusqu’au moment du prochain show, du prochain repas de hareng mort… Et vous mourrez bien avant l’âge, d’infections cutanées, de crise de foie, de pneumonie, de leucémie, de septicémie mais avant tout de désespoir. Et tout cela dans quel but ? A quoi sert cette souffrance ? Pas à la science, évidemment, puisque depuis les années 70, les recherches éthologiques sérieuses n’ont plus lieu qu’en pleine mer. Pas à l’éducation non plus, puisque à l’heure des documentaires filmés et des voyages économiques vers les lieux de «whale-watching», tous nos enfants peuvent découvrir la vraie vie des dauphins libres plutôt que celle de prisonniers abrutis par les drogues. Pas à la préservation de l’espèce enfin, puisque les delphinariums sont un problème pour les cétacés au même titre que les prises accidentelles, la pollution chimique, les changements climatiques ou les massacres délibérés. Faute de pouvoir faire se reproduire les bébés nés captifs, des captures de dauphins Tursiops mais aussi d’orques, de bélugas ou de dauphins de rivière ont lieu partout dans le monde à un rythme effréné. En ces temps où tout se vend et s’achète, même l’amour des dauphins, il est grand temps que l’Europe condamne enfin ce type de spectacle inventé aux Etats-Unis par le Cirque Barnum en 1860 et qu’elle fasse comprendre aux autres nations que les delphinariums ne sont que les succursales d’une gigantesque Industrie de Mort qu’il importe aujourd’hui d’interdire au plus vite.
YG 2004
Visiter le site de Yvon Godefroid : Dauphin Libre