Depuis 1974, la réserve naturelle est surveillée en permanence. Un métier pas comme les autres.C’est le matin sur le Bassin. Dans un air glacial, le soleil émerge tout juste au-dessus de la cime des pins et nimbe le panorama d’une teinte rosée. À bord de sa vedette blanche, Dimitri Delorme se rend à son travail. Il sort du port d’Arcachon à petite vitesse, puis, en accélérant progressivement, oriente le nez de son bateau vers les passes.

Comme ces milliers de Girondins qui, au même moment, tentent de prendre leur place dans les files compactes de la rocade de Bordeaux, Dimitri rejoint la file des parqueurs qui cinglent plein Sud vers le banc d’Arguin, à bord des plates en acier gris. Limpide jusqu’à présent, le plan d’eau est maintenant zébré de sillages écumant. Même ici, dans ce paysage auquel l’hiver redonne un aspect un peu plus sauvage, il y a des heures de pointe et des trafics pendulaires. Chaque marée donne le tempo.--(C) air freelancer_Flickr-.jpg

Bientôt 40 ans d’aventure sur le banc

En mai 1966, la découverte d’une colonie de sternes caugek sur le banc d’Arguin marque le début du projet de création de réserve naturelle. Alors que des touristes détruisent plusieurs nids, la nécessité de protéger la colonie se fait jour. Au départ, elle repose sur des bénévoles qui se relaient sur le banc, aidés par l’Institut universitaire de biologie marine de la faculté de Bordeaux.

En 1969, le dossier prend une tournure plus charpentée avec un projet de réserve à but ornithologique, alors qu’apparaît en même temps la Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest (Sepanso). La procédure de classement en réserve s’étend jusqu’en 1972, année où est signé l’arrêté ministériel créant officiellement la réserve naturelle du banc d’Arguin. La convention entre le ministère de Protection de la nature et la Sepanso, qui obtient la gestion du site, est signée un an plus tard, en août 1973. La surveillance permanente de la réserve intervient, elle, à partir de 1974, après le recrutement d’un garde animateur à temps complet, l’achat d’un bateau et de tout le matériel nécessaire.

Aujourd’hui, la réserve est reconnue site d’importance internationale pour la préservation du patrimoine naturel. Elle fonctionne avec trois employés : un conservateur, un garde technicien et un garde animateur. Durant la période estivale, le banc est habité par des étudiants bénévoles, logés dans de curieux dômes blancs posés à même le sable. Se relayant par périodes de 15 jours, vivant entièrement sur place, ils contribuent à la surveillance de la réserve, mais leur première mission reste l’accueil et l’information des visiteurs. Un guide leur est remis à chaque début de saison, dans lequel il est précisé que « devant des situations souvent agaçantes, vous allez devoir montrer la plus grande des courtoisies », face à des touristes qui n’ont pas toujours la fibre environnementale. Le reste de l’année, le banc n’est pas habité. Les gardes y font des visites régulières, parfois quotidiennement.

Police et mécanique

Dimitri est l’un des trois employés de la réserve naturelle du banc d’Arguin, l’une des plus anciennes de France (lire ci-contre), gérée par la Sepanso (1). Son « bureau », si l’on peut dire, s’étend sur plus de 800 hectares à marée basse et l’on n’y accède que par voie de mer. Son métier de garde animateur : surveiller le banc. « Ça veut dire savoir faire la police, avoir des connaissances en environnement et en mécanique », explique en souriant ce titulaire d’un master en écologie des milieux aquatiques. Bref, il faut être une sorte de flic écolo, doublé d’un bon mécano. Quand la vedette a besoin d’entretien, Dimitri s’y colle. Et si un couple de sternes caugek a un souci avec un estivant, c’est aussi de son ressort.

En hiver, le banc retrouve presque sa nudité originelle. On marche sur les plages ouest sans rencontrer la moindre trace de pas. Il se dégage de ce paysage à la fois vierge et pollué par les déchets en plastique une impression de bout du monde.

Liberté surveillée

Ne pas se méprendre : le banc d’Arguin est l’un des coins les plus surveillés du département. « On vient plusieurs fois par semaine, parfois tous les jours. Et quand on ne peut pas venir, on surveille la réserve depuis le camping », explique Dimitri Delorme en montrant un point haut sur la rive sud du Bassin, distante d’un gros kilomètre. Là-haut en effet, sur un contrefort de la dune du Pilat, un camping est perché, offrant un belvédère idéal pour observer le banc à la lunette grossissante.

Sur place ou à distance, les gardiens du banc s’intéressent ainsi sans relâche aux oiseaux et aux intrus. En plein hiver, le touriste est rare. Mais c’est avec les ostréiculteurs que les frictions se produisent parfois. Depuis plusieurs années, ils exploitent des parcs dans les conches abritées du banc, en plein dans le périmètre de la réserve naturelle. C’est interdit, mais le préfet passe outre le règlement et autorise ces implantations, même si c’est en nombre limité. Chacun se dispute ce territoire fragile. « Maintenant ça se passe mieux, mais autrefois c’était tendu », révèle le gardien.

En été, la surveillance est une autre paire de manches. Certains jours, le banc peut accueillir jusqu’à 1 000 bateaux. Les mouettes y gagnent quelques restes de foie gras et de canelés, mais le milieu s’en trouve sérieusement perturbé. Certains oiseaux ne regagnent plus leur nid en raison de la présence humaine, laissant leurs oisillons mourir de faim. La Zone de protection intégrale (ZPI), un quadrilatère totalement interdit, délimité par un cordon et des panneaux tous les 10 mètres, est une trop maigre protection.

Un phoque sur le sable

Aujourd’hui, en cette froide journée de janvier, une surprise de taille attend le gardien : un gros phoque gris prend le soleil au beau milieu de la ZPI. L’événement stimule aussitôt la fibre naturaliste de Dimitri. « Ça, c’est extraordinaire ! », ne cesse-t-il de répéter tout en manœuvrant sa vedette pour s’approcher, sans quitter le phoque des yeux. Longtemps immobile à l’intérieur des terres, à 150 mètres du rivage, l’animal finit par se contorsionner pour rejoindre l’eau. « On voit des phoques à peu près chaque année. L’an dernier, on en avait trouvé un sur les marches de la jetée d’Eyrac. Mais sur le banc d’Arguin, cela reste rare. C’est magnifique de voir ça… »

Des surprises, il y en a de temps en temps. Des sangliers aux tortues en passant par une couleuvre, l’été dernier, c’est tout un bestiaire qui a été retrouvé sur le banc. Le premier morse jamais vu en France métropolitaine, c’est aussi sur ce banc qu’on l’avait découvert, en 1986. Mais l’essentiel des relations insulaires du garde animateur, c’est les oiseaux. D’un coup d’œil, Dimitri repère le très discret gravelot à collier interrompu, dont 10 à 30 couples nichent ici. Il sait aussi vers quelle heure se produit le retour des nuées de bécasseaux variables, chaque jour, au moment où les vasières du bassin d’Arcachon sont recouvertes par la marée. Privés de leur repas, les volatiles viennent se reposer sur le banc, montrant alternativement leur dos gris sombre et leur ventre blanc en plein vol, dans un spectacle saisissant, un ballet parfaitement orchestré par 20 000 oiseaux. Une fois posés sur le sable, dans l’attente de la prochaine marée basse, ils forment de véritables champs de volatiles.

Métier de solitaire

Le banc d’Arguin accueille ainsi plus de 200 espèces, des sédentaires aux migrateurs. Quand le garde vient surveiller ses troupes, il débarque avec sa grosse lunette montée sur un trépied, une paire de jumelles autour du cou, et il fait le tour du domaine. Compter les oiseaux, repérer ceux qui sont bagués, surveiller l’arrivée d’intrus, vérifier la clôture de la ZPI, relever l’immatriculation d’un avion qui vole trop bas au-dessus de la réserve… : un métier de solitaire dans un décor paradisiaque et parfois rude. « Ça ne me dérange pas de travailler tout seul, de passer des journées entières ici, j’aime ça », avoue Dimitri, qui entame sa quatrième année de banc. La surfréquentation de l’été compense la solitude de l’hiver. Et il ne se lasse pas de son rendez-vous au bout du monde avec les oiseaux.

(1) Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud Ouest. La Sepanso exploite également en Gironde les réserves de l’étang de Cousseau et des marais de Bruges. En Lot-et-Garonne, elle exploite l’étang de Mazière.

Plus de 200 espèces d’oiseaux

Depuis la fin des années 1960, la sterne caugek est la grande vedette de la réserve naturelle du banc d’Arguin. Entre 3 000 et 5 000 couples se reproduisent ici, soit plus de la moitié de l’effectif français de l’espèce. C’est d’ailleurs pour protéger cette colonie que la réserve a été créée en 1972. La sterne caugek arrive sur le banc fin avril, en provenance d’Afrique où elle a passé l’hiver. Elle se reproduit à Arguin avant de reprendre les airs dans les premiers jours du mois d’août pour rejoindre l’Afrique, parfois même l’Afrique australe.

Au total, plus de 200 espèces d’oiseaux utilisent le banc d’Arguin, pour y vivre, s’y reproduire, ou y faire un simple passage. L’huîtrier pie fait partie des sédentaires. 20 à 40 couples se reproduisent sur le banc. Plumage noir sur le dessus et blanc dessous, doté d’un long bec avec lequel il fouille le sable humide pour chercher sa nourriture, l’huîtrier pie est facilement reconnaissable. Autre habitué d’Arguin, le goéland argenté, dont certains couples se reproduisent sur place. Grand amateur de décharges publiques à ciel ouvert, on le retrouve parfois atteint de botulisme (maladie paralytique contractée dans les ordures). La liste des volatiles est longue, du bécasseau maubèche au gravelot à collier interrompu en passant par l’avocette élégante, le chevalier gambette, la mouette mélanocéphale ou la barge rousse. Arguin voit aussi passer des cétacés (marsouins et dauphins communs, globicéphale noir…) et des pinnipèdes (phoque veau marin, phoque gris). Ce petit monde animal se partage le banc au rythme des saisons. C’est l’été, avec l’irruption en masse de l’espèce humaine, que la cohabitation est la plus difficile.

Source : sudouest.fr  (05.02.11) 

 

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