L’aventure se vivrait-elle aujourd’hui à la façon d’un naufragé ? Ils sont au moins vingt-trois à le croire. Vingt-deux hommes et une femme, engagés volontaires sur la plus extrême des courses transatlantiques, la Bouvet Guyane, dont le départ est donné ce dimanche de Dakar, au Sénégal.
Le meilleur devrait mettre une quarantaine de jours. Les autres suivront, à leur rythme, parfois de très loin. Michel Horeau, l’organisateur, énonce ses chiffres comme on abat les cartes :
« Pour l’emporter, il faut ramer douze à quatorze heures par jour. Cette course représente plus d’un million de coups de rame. Le corps est très vite détruit par l’effort, mais il faut continuer sans répit sous peine de dériver et ne jamais voir l’arrivée. » Un budget de 70 000 euros pour la traversée
Pour la première de l’épreuve, en novembre 2006, quinze rameurs se sont retrouvés dans le port de Saint-Louis, au Sénégal.
Trois ans plus tard, ils étaient vingt-deux, dont cinq récidivistes, à tenter leur chance d’une côte à l’autre de l’Atlantique. Cette année, la flotte s’est enrichie d’un partant supplémentaire.
Le plus âgé a 61 ans. Le plus jeune, un Isérois d’origine marocaine, aura 28 ans à l’automne.
Tous se qualifient de « purs amateurs », animés par le goût du défi, l’envie de vivre une expérience unique, ou encore la recherche de leur « moi intérieur ».
La plupart ont cassé leur tirelire pour boucler un budget d’au moins 70 000 euros. Peu d’entre eux osent envisager la victoire. Terminer, suggèrent les autres, serait déjà une performance.
Francis Cerda, 59 ans, un ingénieur en préretraite venu du Pays Basque, évoque le hasard pour expliquer sa présence parmi la flotte. Il raconte :
« J’ai découvert sur Internet, en 2006, l’existence de cette course. Lors de la deuxième édition, je me suis payé le voyage au départ et à l’arrivée, pour voir, discuter avec les rameurs, me familiariser avec l’épreuve.
J’ai dépassé la cinquantaine, l’âge de ne plus caresser les rêves mais d’essayer de les réaliser.»
« Mon plus gros sponsor, c’est moi »
Il n’a pas reçu le soutien d’un généreux mécène :
« Mon plus gros sponsor, c’est moi. »
A lui seul, l’achat du bateau, un monotype pesant 450 kilos à vide, lui a coûté 30 000 euros. L’équipement à bord l’a encore allégé de 10 à 15 000 euros. Mais peu lui importe :
« J’aime l’aventure en solitaire, les voyages initiatiques. J’ai déjà traversé les Pyrénées en VTT et descendu le canal du Midi en kayak. »
Olivia La Hondé, seule femme de la course, s’amuse de l’ironie de sa propre situation.
A 47 ans, elle se lance dans l’aventure sans en connaître vraiment les contours. L’idée de ramer dans l’Atlantique lui est venue d’une amie, concurrente d’une édition précédente. Elle précise, sourire aux lèvres :
« Ma seule certitude est d’être à la fois première et dernière du classement féminin. »
Elle tente l’aventure, avec le mal de mer
Attirée par l’aventure depuis l’adolescence, elle avance comme unique état de service une traversée de la Patagonie, avec un sac à dos comme seul bagage. Mais elle prévient :
« J’ai grandi avec une sœur jumelle. Et nous travaillons aujourd’hui ensemble. Du coup, je ne sais pas du tout comment je vais réagir à plus de quarante jours de solitude sur un bateau. Ce sera mon petit défi personnel. »
Son angoisse, la première semaine de course. Cette graphiste dans une agence de la banlieue parisienne, formée à l’exercice par dix années d’aviron sur la Seine, s’en explique, sans craindre de provoquer le fou rire :
« Il faut que vous sachiez que j’ai le mal de mer. Je n’y peux rien. Mais après trois ou quatre jours sur l’eau, ça passe et je n’en souffre plus. »
« Au lieu de la Guyane, j’ai fini au Brésil »
Avec sa barbiche grisonnante, ses lunettes de philosophe et sa bedaine rebondie, Henri-Georges Hidair passerait presque pour un intrus. A 48 ans, ce Guyanais, directeur d’une agence de gestion à Cayenne, compte pourtant parmi les rares récidivistes.
Mais il n’en tire aucune gloire :
« En 2009, j’étais parti sans boucler mon budget, avec un bateau mal adapté. Il prenait l’eau, j’ai passé des heures à écoper.
Et comme il était mal réglé, j’ai dérivé sans m’en rendre compte. Je n’ai jamais coupé la ligne d’arrivée. Au lieu de la Guyane, je me suis retrouvé au Brésil. »
L’infortune aurait pu l’écœurer. Elle n’a fait que décupler son envie de reprendre les rames. Mais il dit :
« Cette fois, je n’ai qu’une idée en tête : la ligne d’arrivée. Je veux terminer, rien d’autre ne compte. Pour aller au bout de mon projet. Et parce que le parcours débute là où sont partis mes ancêtres. »
« Le bruit que fait une baleine en ronflant »
A la différence de ses concurrents, Henri-Georges Hidair peut raconter la course, ses pièges et ses règles, sans piocher dans le conditionnel :
« Au bout de dix jours de navigation, on a déjà perdu 5 ou 6 kilos. Au milieu de l’Atlantique, les muscles ont fondu. C’est le cerveau qui prend alors relais. En 2009, mon mental m’a emmené de l’autre côté de l’Atlantique. »
Il ajoute :
« Je n’oublierai jamais les trois jours où j’ai été accompagné par une baleine. Elle s’était approchée tellement près du bateau que je pouvais à peine ramer. La nuit, je dormais à côté d’elle. Du moins, j’essayais, car c’est fou le bruit que peux faire une baleine en ronflant. »
Sa traversée de l’Atlantique, Francis Cerda, lui, explique l’avoir préparée par des sorties en traînières, ces gros canots du Pays Basque où s’entassent une douzaine de rameurs :
« Mais j’ai aussi ramé chez moi, tous les jours depuis des mois, sur mon propre ergomètre. »
« La course m’a trop endurci »
A cet entraînement au rameur d’appartement, Olivia La Hondé a ajouté un copieux programme de course à pied, avec les marathoniens du Stade Français. Elle avoue :
« Depuis deux ans, la préparation de la Bouvet Guyane m’occupe entre une et deux heures par jour. »
Henri-Georges Hidair, lui, n’a jamais pu consacrer à son entraînement plus que quelques heures volées tous les week-ends. Mais il sait que, seul face à l’océan, une rame dans chaque main et le nez dans les vagues, tout se joue dans la tête. Il avoue :
« Je ne ferai pas cette course une troisième fois. On en sort trop endurci. Elle m’a transformé. Je suis devenu trop exigeant, avec moi-même et avec les autres.
Quand on passe quarante ou cinquante jours à manger lyophilisé, trempé jusqu’aux os, on supporte mal, une fois à terre, de voir des gens faire des histoires pour avoir de la chantilly avec leur glace. »
Source : rue89.com (29.01.12) Actualité récente en rapport :Les dauphins parlent la langue des baleines en dormant !