Ils n’ont rien vu deux secondes avant. Et la masse sombre est passée sous eux. Ce fut une vision fugace. Une étrangeté de quelques instants, qui laisse le temps en suspens et fait s’emballer le cœur. Ce n’est qu’un peu plus loin qu’ils ont vu le baleineau. Il était blotti sous l’aile de sa mère, immobile avec elle sur le fond.

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« Je me souviendrai toujours de cette rencontre, s’émeut Julien Collet. Comment serait-ce possible autrement ? Nous avons nagé près de deux heures avec elles. » Photographe sous-marin en apnée, amoureux des poissons, de la vie sous-marine en général, dans toute son exubérance, Julien avait pris soin de caler ses dates de voyage sur celles des baleines, avec suffisamment de souplesse pour mettre toutes les chances de rencontre de son côté. Dans le tiercé gagnant des géants des mers, il a déjà côtoyé le requin baleine et la raie manta, il lui restait à assouvir son rêve d’approcher les majestueuses baleines à bosse. Ce qu’il a vécu à La Réunion est allé au-delà de toutes ses espérances. « Ce jour-là, j’ai eu la chance de pouvoir accompagner deux membres de l’association Globice*, Virginie Boucaud, sa présidente, et Bruno Le Nay. Nous étions sortis en bateau… mais nous aurions pu tout aussi bien rejoindre les baleines à la palme depuis la route littorale. Depuis plusieurs semaines, elles étaient signalées quotidiennement entre Saint-Gilles les Bains et Saint-Leu, à quelques brassées des plages ! L’événement provoquait tous les jours des embouteillages monstres sur la nationale, même les auditeurs de Radio Freedom participaient aux signalements et prenaient des nouvelles des petits ! »

Depuis la création de la Réserve naturelle marine en 2007 le phénomène semble se confirmer : les baleines à bosse sont de plus en plus nombreuses à venir se reproduire et mettre bas à La Réunion, elles auraient aussi tendance à se rapprocher des côtes pour s’abriter dans le périmètre de la réserve. Dès 2008 – première année exceptionnelle de présence des cétacés – quelque 60 nouveaux individus étaient recensés (contre une douzaine habituellement par an) ; elles sont aujourd’hui près d’une centaine à choisir la côte ouest de l’île comme terme de leur long voyage depuis l’Antarctique.

A l’épreuve du souffle

« Nous avions coupé le moteur et tirions le pneumatique pour nous approcher le plus doucement possible de la côte, où nous avions repéré les souffles. La visibilité n’était pas mauvaise ce jour-là, on avait plutôt l’impression d’une brume matinale qui ne se serait pas encore dissipée ; l’eau était laiteuse, un peu « chargée », striée des rayons du soleil. Alors quelle surprise d’apercevoir ce dos noir glisser sur le sable, juste sous nos palmes ! Il ne devait pas y avoir plus de quinze mètres d’eau entre nous. Et juste après, le baleineau ! C’était fantastique. » Les baleines n’ont pas eu l’air gêné par la présence des trois snorkeleurs. Virginie n’avait pas manqué de rappeler les consignes d’approche des cétacés alors que l’équipe faisait route vers la baie de Saint-Paul : pas de geste brusque, pas de coups de palmes intempestifs, privilégier une approche de côté ou de trois-quarts arrière, ne jamais leur couper la route. « Au départ, elles sont restées près de la côte, se souvient Julien. Elles se mettaient doucement en mouvement et nous les retrouvions par leur souffle cinquante ou cent mètres plus loin, toujours parallèles à la côte. » Puis les belles ont commencé à s’éloigner vers le large, sans doute pour trouver un peu plus de profondeur. Julien, Virginie et Bruno les ont suivies longtemps, guidés par leur remontée régulière… et déconcertés de les voir disparaître dans le bleu à peine étaient-ils arrivés à leur portée ! Mère baleine avait-elle voulu mettre à l’épreuve leur sincérité ? D’un coup, le train s’est arrêté. « Il y avait une quarantaine de mètres sous nos palmes. La baleine continuait à sonder à intervalles réguliers mais réapparaissait au même endroit. C’était un va-et-vient tranquille des profondeurs de l’océan à la surface. »
Imaginez les minutes d’attente, l’animal qui remonte lentement des profondeurs, les quinze mètres de la baleine qui défilent sous vos yeux… « Elle était très calme, sans aucune démonstration de sauts ni coups de pectorale spectaculaire. Par contre, le baleineau ! Il nous faisait penser à un chiot décidé à jouer ! » Un chiot de cinq mètres de long tout de même. A la naissance, le petit mesure déjà 4 mètres à 4,5 mètres et pèse près d’une tonne. A un rythme quotidien de 260 litres de lait, il grossira vite (environ 60 kilos par jour), quittera la protection de sa mère au début de sa deuxième année, et atteindra sa maturité sexuelle vers l’âge de 5 ans, sa taille adulte peu de temps après : communément quinze mètres, un peu plus pour les femelles, pour un poids de trente à quarante tonnes.

Savoir-vivre baleinier

« Il nous faisait vraiment rire, poursuit Julien. Il se dandinait vers nous, faisait quelques roulis sur lui-même, peut-être pour nous impressionner – et ça marchait ! – puis il retournait rapidement vers sa mère, comme subitement troublé par son audace ! » Julien se souvient de la bienveillance de la baleine, qui restait en surface, le laissait faire son manège et réduire sa distance de sécurité. « Il lui suffisait d’initier le départ d’une plongée pour le ramener aussitôt à elle. Ce qu’elle a fait plusieurs fois, tant il était indiscipliné, jusqu’à cet instant magique où le baleineau a fait demi-tour. Sa mère l’a laissé remonter seul vers nous ! C’est peut-être de l’anthropomorphisme, mais nous avons vraiment eu l’impression de voir une réelle espièglerie dans l’œil du petit. La scène a duré deux ou trois minutes, mais nous avons compris à cet instant la confiance qu’elle nous accordait »
L’animal avait posé les règles dès le départ et chacun connaissait la limite à ne pas dépasser : cinq mètres, l’équivalent d’une pectorale qui vous garde à distance raisonnable. Celle à laquelle ont été prises les photos que nous présentons. Pour Julien, le souvenir impérissable est sans doute là : se retrouver appareil en main à 20 cm de la nageoire, sans provoquer plus de réaction que le mouvement lent de cette barrière naturelle. « Tout est décidément réglé au millimètre, le déplacement de la masse, la trajectoire, la vitesse… »
Il était allé à Mayotte quelques années auparavant, avait vu les baleines de très près depuis le bateau mais la mise à l’eau n’avait pas été possible. Comme souvent. Depuis, il gardait l’espoir intact de les voir EN VRAI, sous l’eau. Le rendez-vous manqué et le souvenir de l’émotion avaient alimenté son fantasme, y mêlant quelque appréhension quand il s’imaginait, le jour venu, face au mammifère. « C’était extra-ordinaire. Incroyablement paisible. Voir cette puissance animale de plusieurs tonnes si douce dans ses mouvements. La lenteur et la précision avec laquelle elle soulève sa pectorale de plusieurs mètres pour accueillir son petit, comme elle semble le protéger, pleine d’attention. Et cet œil ! Qui vous voit approcher et surveille tous vos gestes. On se sent observé. Il y a quelque chose de troublant dans cet œil… Un regard. Assurément empli d’une intelligence insoupçonnée. »

Julien a décidé de suivre la route des baleines de par le monde. Préambule indispensable à l’organisation de rendez-vous réussis : étudier leur cycle migratoire (A lire aussi : Megaptera, des migratrices « aux grandes ailes »). Et aux dernières nouvelles, son attention semblait récompensée : il a déjà eu l’honneur de saluer les cousines du baleineau dans le Canal du Mozambique et au large des îles Tonga. Prochaine destination ? « J’aimerais voir les populations de l’hémisphère Nord… peut-être le golfe du Saint-Laurent, ou carrément l’Islande ! »
 

* L’association Globice (Groupe local d’observation et d’identification des cétacés) est basé à Saint-Pierre (La Réunion) :  www.globice.org 
Source & photos : nautisme.lefigaro.fr  (28.09.13) 
Source photo : wikipedia.org 


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