Le navire-laboratoire de Monaco Explorations va s’élancer sur les océans pour un tour du monde qui doit durer jusqu’en 2020. De nombreux projets scientifiques seront menés à bord, notamment pour en savoir plus sur les plus gros habitants des océans – mammifères marins, requins, etc.-, et l’état de cette biodiversité face à la surpêche et au changement climatique.

Cinq siècles après l’expédition de Magellan, le Yersin s’apprête à effectuer une circumnavigation, également en trois ans. Mais pourquoi un navire ultramoderne mettrait-il autant de temps qu’une caraque du XVIe siècle ? Tout simplement car ce véritable laboratoire flottant du programme Monaco Explorations a avant tout une mission scientifique.

Nommé en l’honneur du bactériologiste et explorateur Alexandre Yersin1, le bateau s’élancera de Monaco le 27 juillet 2017. La principauté, fidèle soutien de l’océanographie depuis Albert Ier (1848-1922), chapeaute les projets scientifiques internationaux embarqués sur le yacht. Au menu, plus de cent arrêts répartis entre neuf zones : la Macaronésie2, les Caraïbes, les Galapagos, la Polynésie, la mer de Corail3, le triangle de Corail4, l’ouest de l’océan Indien, la mer Noire et la Méditerranée.

Comme son nom l’indique, le projet « Mégafaune5 » – fruit d’une collaboration entre le CNRS, l’université de Montpellier, l’EPHE, l’IRD et l’Ifremer, et soutenu par Monaco Explorations- va ainsi s’intéresser aux plus gros habitants des océans : la mégafaune marine. Le terme englobe les mammifères marins, les requins et les poissons osseux. Les chercheurs qui se succéderont à bord vont évaluer l’état de conservation de ces espèces particulièrement vulnérables à la surpêche et au changement climatique.

De l’ADN pour débusquer les espèces

Le temps des prélèvements avec des méthodes destructives est heureusement révolu, l’arme de choix des scientifiques du Yersin est plutôt l’ADN environnemental.

Développée il y a une dizaine d’années, cette nouvelle technique révolutionne l’évaluation de la biodiversité marine. Sébastien Villéger, chargé de recherche au laboratoire Marbec6 et responsable adjoint de l’expédition, explique que l’explosion de la puissance de séquençage génétique permet de s’en servir au milieu de l’océan.

« Nous cherchons les traces d’ADN laissées par la mégafaune dans l’eau, via par exemple leurs squames ou leurs fèces, décrit-il. Nous filtrons l’eau avant de séquencer les gènes qui s’y trouvent et de les attribuer aux espèces connues. Comme pour la police scientifique, il ne suffit pas d’avoir de l’ADN pour obtenir le nom du coupable : il faut qu’il soit déjà dans les bases de données. »

Les chercheurs du Yersin vont donc non seulement savoir quelles espèces sont présentes, mais également séquencer des régions ciblées du génome du plus de taxons possible, à partir de prélèvements de tissus d’individus capturés. Plus la base de référence est large, plus l’équipe pourra caractériser finement l’espèce, les populations et même les individus.

Les échantillons seront préparés et partiellement séquencés sur le Yersin pour collecter le maximum de données brutes, même si l’analyse bio-informatique se fait sur la terre ferme après un transfert sur des serveurs de données. La présence de chercheurs spécialisés pour filtrer l’eau, en extraire aussitôt l’ADN et reconnaître les espèces assure un échantillonnage de grande qualité.

Un diagnostic des écosystèmes par la diversité génétique

L’analyse de l’ADN environnemental a aussi d’autres finalités. Stéphanie Manel, directrice d’études au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive7 et responsable adjointe de Monaco Explorations, s’intéresse ainsi à ce que la génétique révèle de la santé et de la résilience des écosystèmes.

« J’étudie la connectivité génétique, explique-t-elle. En comparant les mêmes espèces sur des sites différents, nous cherchons des schémas dans la distribution de la mégafaune. Nous pourrons alors évaluer le degré d’isolement, et donc de fragilité, de certains écosystèmes. Pour survivre et s’adapter aux dangers, comme le changement climatique, ils ont besoin de diversité. »

En effet, les zones voisines riches en vie aquatique peuvent communiquer entre elles, si par exemple les courants marins ou les récifs le permettent. La géographie joue également : les chercheurs souhaitent vérifier si les monts sous-marins fonctionnent comme des barrières ou des corridors pour les espèces. Stéphanie Manel pourra se pencher sur la question en rejoignant le navire au printemps 2018, lors de son escale aux Galapagos.

Des récifs sous surveillance

Pour autant, le projet Mégafaune ne mise pas tout sur la génétique et garde d’autres techniques sous le coude. L’étude de l’ADN environnemental dévoile quelles espèces sont présentes, mais pas en quelle abondance. De nombreuses plongées sont bien entendu prévues, mais l’observation sous-marine d’un écosystème pose plusieurs difficultés : autonomie des plongeurs, visibilité limitée, espaces immenses en trois dimensions, grandes profondeurs…

Sébastien Villéger s’occupera ainsi également de tester des caméras qui filmeront les récifs douze heures par jour. Il sera à bord à partir du mois de décembre 2017, quand le yacht aura atteint les Caraïbes. « Les requins fuient les plongeurs à cause du bruit des bulles, déplore-t-il. On peine à échantillonner correctement les espèces si seuls les poissons sédentaires restent et que les autres s’éloignent. »

Les enregistrements permettent également de prendre un instantané des récifs, des milieux qui peuvent parfois changer très vite. Les données vidéo et génétiques collectées pourront donc être exploitées plus tard, y compris pour répondre à des problématiques qui ne sont pas encore posées.

« La vidéo a plein d’avantages, avoue Sébastien Villéger, mais elle ne doit pas juste décaler le travail. Le temps de plongée en moins ne doit pas être remplacé par des heures devant un écran à compter les espèces une à une. Nous travaillons à des algorithmes pour dégrossir la tâche et identifier automatiquement les poissons. »

Donner les moyens à la recherche

Les travaux menés à bord du Yersin vont ainsi permettre de mieux connaître la vie des récifs, alors qu’ils font face à des changements et des dangers de plus en plus forts et rapides. Une telle expédition répond aux besoins des chercheurs d’avoir une vue d’ensemble et d’identifier les points critiques pour la diversité et l’abondance de la mégafaune marine.

« En règle générale, tester de nouvelles hypothèses en écologie marine est difficile du fait des contraintes opérationnelles, insiste Sébastien Villéger. Le trajet et les moyens à bord du Yersin représentent donc une opportunité unique. »

« Avec les progrès de la génomique, le séquençage n’est plus un problème comparé à l’échantillonnage, ajoute Stéphanie Manel. Les grandes expéditions permettent justement d’aller prélever et observer les poissons dans des endroits inexplorés et non anthropisés, où nous espérons découvrir une biodiversité inconnue et cachée. »

Le Yersin dispose en effet d’une cinquantaine de jours d’autonomie pour 40 personnes à bord. De nombreuses équipes internationales se succéderont sur les 80 mètres du yacht, par roulements de trois mois. Les trois années prévues de travaux scientifiques non-stop promettent d’enrichir considérablement notre connaissance de l’océan, et donc de mieux protéger ces si fragiles 70 % de la surface de notre planète.

Notes

  • 1.Alexandre Yersin (1863-1943) est surtout connu pour avoir découvert le bacille de la peste, Yersinia Pestis, mais il a également participé à des expéditions en Indochine.
  • 2.Ensemble composé des Canaries, du Cap-Vert, de Madère et des Açores.
  • 3.Mer située entre l’Australie, la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Calédonie.
  • 4.Zone extrêmement riche en récifs coralliens comprenant la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et les îles Salomon.
  • 5.Il est piloté par David Mouillot, professeur à l’université de Montpellier et membre du Marbec.
  • 6.Centre pour la biodiversité marine, l’exploitation et la conservation (CNRS/Université de Montpellier/IRD/Ifremer).
  • 7.CNRS/Université de Montpellier/Université Paul-Valéry Montpellier 3/EPHE/IRD/Inra/Montpellier Supagro

 

Source et vidéo : lejournal.cnrs.fr, le 26/07/2017

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