La mort du jeune rorqual à bosse qui a récemment visité Montréal en a chagriné plus d’un. Il faut toutefois savoir qu’un destin aussi tragique demeure rare et que le décès d’une baleine, en temps normal, n’est pas nécessairement un événement malheureux. Les baleines vivent et prospèrent dans nos océans durant de longues années. Ces géantes pleines de grâce voyagent à travers les mers pour se nourrir et se reproduire. Et lorsqu’elles meurent, cet événement est une aubaine pour les écosystèmes des profondeurs.

Les fonds marins, aussi appelés la plaine abyssale, sont un véritable désert aquatique. Le manque de relief et les rares sources de nourriture en font un environnement hostile. Les quelques créatures qui parviennent à vivre dans la plaine abyssale consomment de la neige marine, un mélange de matière organique de toutes origines confondues : restes de poissons, plancton, matières fécales, etc. Elle provient en général de la surface et tombe lentement en direction des abysses. Comme une bonne part de cette neige marine sera ingérée par toutes sortes d’animaux et de bactéries au fil de son trajet dans la colonne d’eau, très peu de restes organiques atteindront les fonds marins, rendant l’accès à la nourriture encore plus difficile. Une disette qui prend fin lorsqu’une carcasse de baleine apparaît enfin…

La naissance d’un nouvel écosystème

Le désert sous-marin peut se transformer en une oasis grâce aux baleines. En effet, ce sont leurs carcasses qui vont alimenter les écosystèmes abyssaux pendant de longues années. Un rorqual à bosse, comme celui observé à Montréal, peut peser jusqu’à 40 tonnes. Lorsqu’une baleine décède au large, elle se met à flotter pour une courte durée. Des poissons et autres charognards parviennent à lui soutirer des morceaux de chair ou de lard, très riches en nutriments. Puis, la baleine sombre doucement, se soumettant à la gravité.

Après une longue descente de quelques kilomètres, la carcasse encore presque entière se pose sur le sol marin. Son odeur attire les habitants des plaines abyssales aux alentours. Les premiers à s’y attaquer sont des requins et d’autres poissons des profondeurs. Ce sont eux qui vont dévorer de gros morceaux de chair, maintenus relativement frais par la pression intense et les températures froides des fonds marins (de 2 à 4 °C). Cette phase de consommation par les charognards peut durer jusqu’à un an et demi ! Des crabes, homards, crevettes et des vers s’installent à leur tour sur la carcasse et se nourrissent de la matière restante. Cette phase «opportuniste» de prospérité écologique peut durer plus de quatre ans. Un nouvel écosystème riche en biodiversité voit ainsi le jour.

Quand il ne reste plus que les os et que la plupart des habitants de la carcasse ont déserté les lieux, les bactéries anaérobiques s’y attaquent pour en extraire les lipides, riches en énergie. Ce processus provoque un rejet de soufre et une raréfaction de l’oxygène. Seules les bactéries se nourrissant de soufre peuvent survivre dans ces conditions. Elles se retrouveront ensuite consommées par des vers marins, des étoiles de mer et des petits bivalves (mollusques). Ce stade écologique s’étire parfois sur un siècle.

Une fois que tous les lipides et autres molécules ont été extraits des os, l’écosystème ne dispose plus de sources d’énergie et disparaît peu à peu, laissant place à de rares espèces filtreuses, comme les anémones.

Un écosystème en péril ?

La chasse à la baleine, qui s’est étalée sur des siècles, a décimé de nombreuses populations à travers nos océans. Comme les baleines étaient chargées à bord de navires et ramenées sur la côte, elles ne pouvaient plus alimenter les écosystèmes abyssaux. On estime que 30% de la biomasse abyssale a ainsi disparu. À la suite de l’interdiction de la chasse industrielle à la baleine en 1966, des populations de baleines se sont rétablies, ce qui pourrait renforcer la santé des écosystèmes des profondeurs avec le temps. Le Japon autorise encore la chasse à la baleine et a beaucoup sévi en Antarctique. La Commission baleinière internationale (CBI) se bat depuis de nombreuses années et a fait abolir plusieurs projets japonais de chasse dits «scientifiques». Aujourd’hui, le Japon ne fait plus partie de la CBI, mais ses quotas de chasse sont réduits et cette activité est opérée seulement dans ses eaux territoriales.

Bien à leur insu, les baleines carnivores peuvent aussi nuire à l’environnement marin : au fil de leur vie, elles accumulent dans leurs os de grandes quantités de mercure et dans leur lard, des polluants industriels et des pesticides. Toute cette pollution venue de la surface peut contaminer dans un deuxième temps les écosystèmes abyssaux, les rendant encore plus fragiles.

Même si la baleine de Montréal n’a pu regagner l’océan, ses congénères continuent de prospérer. Par ailleurs, certaines baleines vivent plus de 200 ans et peuvent stocker jusqu’à 33 tonnes de CO2. Après leur mort, elles rendent aux océans le carbone accumulé au cours de leur vie et permettent aux écosystèmes abyssaux de persister. En effet, cet apport d’énergie contribue au maintien de la biodiversité des fonds marins. Ça, c’est du recyclage efficace !

Source : Québec Science – Publié le 22.06.2020
Photo de une : Pixabay

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